Dramaturge et écrivain allemand, auteur d’un essai Über das Marionettentheater (Sur le théâtre de marionnettes) qui reste l’un des principaux jalons dans la théorie du théâtre en général et de la marionnette en particulier. L’essai parut à Berlin dans les Berliner Abendblätter (12-15 décembre 1810). Il se présente comme le compte rendu d’un discours adressé à un danseur de scène par un narrateur fictif.

Kleist s’inscrit dans la tradition romantique. E.T.A Hoffmann, J.A.C. Kerner, S.A. Mahlmann, Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter) et Ludwig Tieck considèrent en effet la marionnette comme l’antagoniste de l’acteur et expriment ainsi leur profonde insatisfaction devant l’art de l’interprète de chair et de sang. D’après Kerner, « les marionnettes se montrent beaucoup plus décontractées, beaucoup plus naturelles que les acteurs véritables ». Ce jugement, qui critique avant tout le style berlinois de August Wilhelm Ifflands, est symptomatique de la situation théâtrale de l’époque.

Pour Kleist, la marionnette est absolument soumise aux lois de la mécanique, évite le caractère unilatéral de l’individualité humaine, obéit tout à fait aux souhaits du montreur, de sorte qu’elle est l’interprète parfait. Elle possède, sur le danseur ou l’acteur, l’avantage de  « ne jamais trembler ». Son « âme » ne cesse de se trouver « au cœur du mouvement » et le manipulateur n’a « rien d’autre en son pouvoir ». Tous les membres sont « ce qu’ils doivent être, morts, de purs pendules, et suivent la stricte loi de la pesanteur ». Étant donné que, dans la marionnette, l’âme et le mouvement des membres sont un, la marionnette est pour Kleist le « symbole de la nature humaine idéale ». Quand Kleist écrit que l’acteur (le danseur) « fait des manières », il entend que ce dernier n’est conscient ni de sa propre personnalité ni de son propre corps. D’une part, Kleist pose la question de la théâtralité idéale. Seule la marionnette serait susceptible de représenter cette théâtralité, car elle ne dispose d’aucune vie extra-théâtrale. D’autre part, on peut voir ici la mise en jeu par Kleist de l’acception philosophique du « charme » et de la « grâce ».

À la différence de Schiller dans son essai Über Anmut und Würde (Du charme et de la grâce, 1793), ces concepts ne sont plus pour Kleist de pures catégories morales. Ils conquièrent une justification esthétique comme qualité inconsciente, que Kleist projette dans sa marionnette, dans la mesure où celle-ci, en tant que personnage artiste, ne dispose d’aucune conscience réflexive. C’est pourquoi Kleist formule le théorème suivant : « Un mannequin mécanique est susceptible de renfermer plus de charme que l’édifice du corps humain. »

La comparaison entre les qualités esthétiques d’un interprète vivant et celles d’un interprète de bois n’a cessé, depuis le romantisme, d’être utilisée pour affirmer l’art de la marionnette comme genre à part entière. Aujourd’hui, le théorème de Kleist revêt des significations philosophiques, théologiques, liées à l’histoire de l’art comme à l’histoire des genres.

(Voir Allemagne.)

Bibliographie

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