L’art de la marionnette s’est exprimé de multiples manières, mais on peut extraire, de cette multiplicité de formes, deux catégories fondamentales. La première appartient au monde « vulgaire » et souvent se superpose à la famille des marionnettes à gaine, des burattini pour l’Italie, des muñecos en Espagne ou du guignol en France. La seconde, la marionnette à fils, « marionnette » au sens strict, serait plus « noble ». Certaines étymologies semblent confirmer cette dichotomie : le mot italien burattino dériverait du nom du second zanni de la commedia dell’arte, Burattin(o , appelé ainsi en raison de ses gestes désordonnés à l’instar d’un petit blutoir, un tamis pour farine qui est agité, une origine liée donc à la terre. En revanche, le mot marionnette provient des petites images de la Vierge que l’on vendait en France mais aussi à Venise à l’occasion des fêtes de Marie (voir Marionnette). Une origine qui renvoie au domaine du sacré. Dans le premier cas, la figure serait porteuse de valeurs liées à la Terre (mais aussi à l’Enfer), à un monde « infra-humain » ; elle pourrait aussi être vue comme l’emblème de la mécanisation, de la perte d’autonomie de l’homme. Dans le second cas, dans sa version « noble », la marionnette serait liée à une sphère « surhumaine » et jouirait d’une condition privilégiée car maintenant l’intégrité du rapport avec le divin. Le fil qui lui permet d’abandonner la terre est la marque visible de son caractère symbolique. Dans la culture chrétienne, comme d’ailleurs en Orient, on retrouve des mythes avec cette image de la corde qui liait originairement le Ciel et la Terre et qui, par la faute d’un ancêtre mythique, aurait été rompue. 

La marionnette dans le romantisme

Ce mythe, qui renvoie aussi au thème de la chute, est important pour comprendre l’esthétique de la marionnette. En effet, la chute advenue après la rupture de cette corde ou de ces fils et donc de la communication harmonieuse entre Ciel et Terre constitue le thème central autour duquel, en 1810, Heinrich von Kleist (1777-1811) composa son essai Sur le théâtre de marionnettes. Cet écrit est fondateur pour toutes les réflexions postérieures sur les poupées articulées. Kleist met en relation le thème de la chute adamique et la marionnette dont il exalte la supériorité par rapport au danseur et à l’acteur qui devraient la prendre pour modèle idéal. La marionnette se distingue en effet par sa grâce exceptionnelle, qui s’explique par « une distribution des centres de gravité plus conformes à la nature ». Cette capacité à n’obéir qu’à la seule loi de la pesanteur et donc à maintenir son centre de gravité fait défaut au danseur de chair, obligé de briser son mouvement. Chez la marionnette, la ligne du mouvement accompagne toujours ce centre, dans lequel on devrait, selon Kleist, identifier l’âme du danseur idéal. La marionnette jouit finalement de trois avantages : sa grâce n’est jamais affectée car « l’affectation apparaît au moment où l’âme se trouve en un point tout autre que le centre de gravité du mouvement » ; elle est « antigravitationnelle » car « la force qui la soulève est supérieure à celle qui la retient au sol dont elle n’a besoin que pour le frôler » sans interrompre le flux de sa danse ; elle est enfin dépourvue de conscience. Ce dernier avantage lui permet de conserver la pureté de sa grâce à la différence du danseur, dont la réflexion ne fait qu’inhiber le mouvement. Ne se fiant plus à l’instinct de l’animal et ayant mangé à l’arbre de la connaissance, l’homme s’est ainsi fermé les portes du Paradis et la grâce divine (identifiée ici avec la grâce du mouvement) lui a été refusée. La grâce s’est réfugiée aux deux bouts de l’échelle des êtres : « Elle apparaît sous sa forme la plus pure dans cette anatomie humaine qui n’a aucune conscience ou qui a une conscience infinie, donc dans un mannequin ou dans un Dieu. »

À sa parution, le texte de Kleist ne fut remarqué que par E. T. A. Hoffmann (1776-1822) qui est aussi l’auteur d’un texte sur les vertus de la marionnette : Seltsame Leiden eines Theater-Direktors (Les Étranges Peines d’un directeur de troupe, 1814). Deux personnages en sont les protagonistes : l’homme en marron et l’homme en gris. Le premier raconte qu’il veut mettre en scène Gussmann le lion et en confier le rôle à un chien très intelligent, mais tous les acteurs protestent, mécontents de la distribution. Le second, en revanche, vante les mérites de sa compagnie qui ne connaît pas ces jalousies et, pour le montrer, ouvre devant son collègue un coffre plein de marionnettes. Le texte est une défense de l’acteur en bois face aux acteurs capricieux du XVIIIe siècle. On trouvait déjà ce plaidoyer dans une lettre de Filippo Acciaioli écrite en 1684 au sujet du petit théâtre fabriqué pour Ferdinand de Médicis : les « comiques insensés » (les marionnettes) y sont présentés comme moins coûteux, moins compliqués et plus obéissants, et n’ont pas les vices de ceux qui jouent sur scène. De même, Théophile Gautier (1811-1872), dans Voyage en Italie, raconte l’histoire d’un ancien imprésario qui après avoir subi les caprices d’une prima donna, était finalement devenu montreur d’ombres, trouvant en elles des artistes plus dociles et moins coûteuses. Dans le Paradoxe sur le comédien (1778), Denis Diderot (1713-1784) défend une idée proche en comparant l’acteur à une « merveilleuse marionnette » dont l’âme, dans son enveloppe artificielle, élude la médiation de la chair, l’élément « trop humain », ce qui lui permet de se dépouiller de l’intériorité pour parvenir à « tromper » le spectateur.

Le tournant du XXe siècle

Les deux écrivains romantiques, Kleist et Hoffmann, posèrent les jalons d’une réflexion qui se poursuivit à la fin du XIXe et au XXe siècle. C’est dans la poétique symboliste que la métaphore de la marionnette prit toute sa pertinence pour des arts scéniques en plein renouvellement. Pour les symbolistes, le théâtre était révélation, miroir non pas de la réalité mais de l’âme : en faisant appel à l’imagination du spectateur, et à des moyens scéniques « dématérialisés », ils voulaient évoquer et non décrire, créer des synesthésies et non pas représenter. L’acteur de chair devenait ainsi un obstacle à la réalisation de l’Idée. La marionnette, tenue jusque-là à distance des scènes du théâtre officiel, devint alors un élément perturbateur de la dramaturgie « fin de siècle ». Considérée comme une « intruse » (c’est le titre d’un drame de Maurice Maeterlinck 1862-1949 de 1890), elle s’infiltra entre les personnages du théâtre et y porta l’instabilité. C’est dans ce sens que fonctionnent les « drames pour marionnettes » de Maeterlinck qui, dans Menus propos (1890), proposait de remplacer l’acteur par des ombres, des semblants, des figures de cire. Le genre « drame pour marionnettes » a ici une signification métaphorique et non littéraire ; il indique une nouvelle lecture, antinaturaliste, du statut des personnages.
Dans le mouvement symboliste, la déclinaison singulière d’Alfred Jarry, mêle des thèmes « sublimes » à des accents vulgaires et défigure l’image de la marionnette en la chargeant de valeurs opposées. Cette orientation typiquement grotesque eut son heure de gloire au cours du XXe siècle. Ainsi Michel de Ghelderode (1898-1962), dans les Entretiens d’Ostende (1956), affirmait la supériorité de l’acteur « sauvage » en bois : non pas la marionnette raffinée et « gracieuse » comme Kleist, mais la marionnette fruste et populaire. En vérité, cette catégorie esthétique du « grotesque » présente des correspondances profondes avec la marionnette et trouve son prolongement dans le monde des êtres artificiels au XXe siècle. On y décèle la même coexistence des contraires et de divers aspects assemblés dans la même figure. Les valeurs usuelles s’y inversent et l’on y reçoit, parfois dans l’épouvante, la révélation du rire.

Les avant-gardes en Europe

Les principes défendus par les rénovateurs du théâtre au XXe siècle rencontrent systématiquement la marionnette qui semble devenir un point de ralliement pour combattre la conception et la pratique d’un théâtre officiel de type naturaliste et centré sur l’acteur. Préfigurées par Kleist et par Hoffmann, deux directions s’imposent : d’une part, la métaphore esthétique et philosophique de la marionnette qui renvoie à une réflexion extra-théâtrale, d’autre part, la mutation de l’acteur en marionnette, qui entraîne soit l’exclusion pure et simple de l’acteur de la scène, soit sa réinvention en se fondant sur des indices abstraits et en tentant de le libérer de la gravité. Au début du siècle, la marionnette devient ainsi la charnière entre deux conceptions du corps et du geste : d’un côté, la dématérialisation, de l’autre l’énergie vitaliste.

C’est Edward Gordon Craig (1872-1966) qui, avec Adolphe Appia (1862-1928), liquide le problème du naturalisme alors dominant dans le théâtre. Abandonnant la distinction entre des actions qui seraient « naturelles » et d’autres qui ne le seraient pas, et lui substituant une distinction entre actions utiles et actions inutiles, Craig conteste la prédominance du texte écrit et affirme que l’acteur devrait non « entrer » dans la peau du personnage mais au contraire en sortir. La « pollution » du jeu de l’acteur par le corps est développée dans « The Actor and the Übermarionette » (L’Acteur et la surmarionnette, 1907), essai dans lequel le dramaturge britannique esquisse un modèle d’acteur en rupture avec celui de l’ « interprète ». Pour Craig, qui considère – comme Friedrich Nietzsche (1844-1900) – que le « père de la dramaturgie » est le danseur, la priorité doit être donnée au mouvement mais le corps humain est en fait un instrument inadéquat, trop compromis avec une tradition qui en fait un moyen d’extériorisation des sentiments, un « dehors » instrumental au service d’un « dedans ». Un principe d’harmonie est à la base de la théorie de la « surmarionnette » : il s’agit de libérer la ressemblance divine, d’enlever la barrière physique grâce au mouvement absolu (c’est-à-dire dégagé de la reproduction mimétique), substituant le geste symbolique au jeu naturaliste. La « surmarionnette » a une conscience supérieure de ses propres mouvements et elle se revêt d’une « beauté de mort » dans la mesure où elle ne rivalise pas avec la vie. Dans cet éloge de la marionnette, les « grands acteurs » sont considérés comme encombrants, comme l’illustre aussi l’opinion d’Anatole France (1844-1924, cité par Craig), concernant ceux de la Comédie-Française qui par leur talent envahissant occultent ce qui est essentiel à la scène.

L’avant-garde russe exprima de manière répétée sa passion pour les arts mineurs (cirque, acrobates, saltimbanques ou marionnettes), mais c’est Vsevolod Meyerhold (1874-1940) qui alla le plus loin dans la réflexion sur le genre. Dans La Baraque de foire (1912), il identifie deux types : le premier tente d’imiter les acteurs de chair tandis que le second reste fidèle à sa propre nature non humaine. Dans ce cas, le fondement n’est pas dans la psychologie mais dans les « bastonnades », autrement dit dans la fantaisie des mouvements, dans les sauts et les plaisanteries, voire dans le cabotinage, expression d’une « théâtralité pure ». L’acteur est en même temps outil et mécanisme réglé par les lois du rythme et du mouvement, prévues par la « biomécanique », et obéit dans son jeu à une rigueur maximale ; il est alors proche du concept de surmarionnette développé par Craig. Une opposition dialectique entre organique et mécanique est ici à l’œuvre. L’avant-garde cherche dans le mythe de la marionnette le signe perdu d’une vie plus authentique, antérieure et opposée au règne du discours. La priorité donnée à l’élément visuel et sonore fut déterminante pour toutes les formes à venir de l’art de la marionnette.
Les futuristes proclament également cette nécessité de « dépsychologiser » la scène et le jeu : le « déclamateur futuriste » devait être « déshumanisé », il devait « métalliser, liquéfier, pétrifier, électrifier la voix » et présenter une « gesticulation géométrique ». Des êtres mécaniques apparaissent en outre dans de nombreuses « synthèses futuristes » (par exemple dans Électricité sexuelle de Filippo Tommaso Marinetti en 1909) et l’exaltation de la machine, nouvelle icône soustraite au risque du naturalisme, devait mettre en évidence la beauté de l’objet. Le refus de la vraisemblance et de la cohérence narrative et les provocations lancées par le futurisme (comme dans cette indication de mise en scène : « Personnages poussés à droite et à gauche en deux minutes ») sont assimilables aux traits typiques du théâtre de marionnettes. Parmi les écrits théoriques, il faut surtout mentionner ceux d’Enrico Prampolini (1894-1956, « Manifesto della scenografia futurista » Scénographie et chorégraphie futuristes, 1915) qui proposait, reprenant cette idée de mécanisation de l’humain, de créer des « acteurs-gaz » de lumière colorée insérés dans des cadres abstraits.

On retrouve des traits propres au futurisme italien dans l’expérience russe du FEKS (Fabrique de l’acteur excentrique) fondé en 1922 à Petrograd par Léonide Trauberg (1902-1990), Grigori Kozintzev (1905-1973) et Sergueï Ioutkevitch (1904-1985). L’ « excentricité » est proche ici du « montage des attractions » de Sergueï Eisenstein : si l’œuvre est conçue comme un assemblage de matériaux hétérogènes, fondé sur la déstructuration du continuum narratif, le même principe vaut aussi pour l’économie gestuelle de l’acteur. Dans la vie naturelle, chaque processus moteur de l’homme est composé d’une série de mouvements nécessaires et l’on peut obtenir le moins de mouvements possibles lorsque les extrémités de l’organisme sont coordonnées de manière à obtenir le plus rapidement possible le résultat souhaité. L’acteur FEKS doit alors calibrer la quantité de mouvements nécessaire pour remplir sa tâche en excluant tout ce qui est superflu. Les mouvements sont ainsi privés de toute connotation émotive et le modèle mécanique se superpose à la gestuelle de la marionnette.

Dans l’expressionnisme, la marionnette se présente sous deux aspects et deux conceptions. Dans une version, politiquement plus engagée, elle est le signe d’un état larvaire, du masque vide de l’aliénation tandis qu’un courant « mystique », que l’on peut identifier au travail de Lothar Schreyer (1886-1966), théoricien du « Klangsprechen » (récitation sonore), reconnaît dans le « masque intégral » (Ganzmaske) un instrument pour faire affleurer l’être profond, au-delà des limites individuelles. Ainsi l’acteur doit-il se rapprocher de l’idéal de la marionnette en se libérant non seulement du réel mais aussi de la part du « moi » trop conditionnée par ce réel, afin de faire surgir l’essence plus profonde et méta-individuelle.

Dans la même veine, la poétique de Rudolf Blümner (1873-1945) expérimente une voix « au-delà de la langue des anges », expérience où l’on a vu une préfiguration du travail de Carmelo Bene (1937-2002) sur la phoné. En revanche, dans le théâtre didactique de Bertolt Brecht (1898-1956), les masques et les marionnettes servent d’instruments de distanciation, à l’opposé des conceptions de Craig.

Parmi les avant-gardes des années vingt, le [lier]Bauhaus couvre une très large gamme thématique, de la récupération du corps organique à l’abstraction pure. Entre les deux extrêmes qu’incarnent l’expressionnisme de Lothar Schreyer et la mécanique abstraite basée entièrement sur l’élément cinétique et visuel de László Moholy-Nagy (1895-1946, où l’élément humain est éliminé), se situe l’œuvre d’Oskar Schlemmer (1888-1943). Pour celui-ci, la marionnette est le dépositaire d’un art de la révélation et du voilement. Elle est la métaphore du mouvement désincarné et dans le même temps un organisme mécanique, réunifiant les contraires dans une unité dont le metteur en scène est le détenteur et le maître. Voulant faire émerger ce qui est élémentaire, Schlemmer est conduit à annuler le langage théâtral. La mécanique pure du corps contient une essence métaphysique car abstraite et universelle. Pour Schlemmer, en effet, l’homme est une manifestation du divin, un symbole du cosmos dont il porte les correspondances, et la marionnette prend sa source dans cette « numérologie » du corps. Dans l’essai « Mensch und Kunstfigur » (L’Homme et la Figure d’art, 1924), Schlemmer cite notamment Kleist, Hoffmann et Craig, et comme ce dernier, il considère que le théâtre est essentiellement vision, Schau-spiel (« jeu de la vue »). Cependant il ne renie pas la composante physique de la scène. Situé dans l’espace abstrait et prismatique de la scène, l’homme reste au centre d’un spectacle qui sera la composition harmonieuse – avec l’aide du costume « plastique-spatial » – des lois du corps du danseur et de celles de l’espace, mais à la condition qu’il transcende ses limites naturalistes en éliminant les facteurs psychologiques et sentimentaux. Schlemmer propose quatre possibilités de transformation du corps humain : l’architecture (auto)mobile ; la poupée articulée ou la marionnette ; l’organisme technique ; la dématérialisation. L’essentiel est atteint à travers la réduction à des formes géométriques élémentaires, mettant en relief la structure sans s’éloigner de la nature mais en la traversant pour rejoindre la part métaphysique. Son Triadisches Ballett (Ballet triadique, 1922) est une application de sa théorie : les « dyades » organique/artificiel et inconscient/conscient sont dépassées en un schéma « triadique » où les opposés se rejoignent en harmonie. « Les artistes sont prêts à transformer les zones d’ombre et le danger de leur époque mécanique en la zone lumineuse de l’exacte métaphysique. » En revanche, Vassili Kandinsky (1866-1944) défend une conception du théâtre abstrait réduit au pur mouvement des formes, de la lumière et de la couleur, où l’inorganique est animé grâce à la résonance commune du son intérieur, autrement dit grâce à la dimension spirituelle tapie au fond de l’art.

Un courant opposé des avant-gardes insiste plutôt sur le processus de fragmentation et de décomposition du corps. Si l’esthétique dadaïste de la décomposition et de l’assemblage inspire la Merzbühne de Kurt Schwitters (1887-1948), avec ses juxtapositions d’objets variés sortis de leur contexte, le principe est également à l’œuvre dans la figure du corps telle qu’elle apparaît dans le travail de dissection de Hans Bellmer (1902-1975, qui illustra par ailleurs une édition française de l’essai de Kleist) dont les figures féminines (La Poupée, 1933) sont conçues comme des « anagrammes du corps ». Des corps dont le centre de gravité peut être déplacé à volonté déterminant chaque fois une nouvelle disposition des organes. La marionnette apparaît ainsi comme le modèle d’un corps possédant déjà une dimension théâtrale, source de multiples postures, d’une gestuelle et d’un code linguistique sans limites, rappelant la phrase de Tristan Tzara : « La pensée se fait dans la bouche. »

Mais celui qui refuse le plus radicalement les fondements « logocentriques » du théâtre est Antonin Artaud (1896-1948). Insistant sur la matière, refusant la prédominance de la parole, du texte écrit, de la psychologie et en même temps l’idée de répétition inhérente à la représentation, l’auteur de Le Théâtre et son double (1938) découvre dans des formes comme le théâtre balinais, loin de la tradition occidentale, un champ de possibilités opposé au modèle dominant sur les scènes européennes : le point fondamental du spectacle oriental est dans la révélation d’une « idée physique », non verbale donc, dans laquelle est « théâtre » tout ce qui peut survenir sur une scène, indépendamment du texte écrit. Le refus de l’écart entre esprit et matière l’amène à cette conviction que le sens doit être produit « sur la scène », ni avant ni après, à travers un langage qui serait plus proche des hiéroglyphes que des codes de la parole.

Le paradoxe d’une scène qui « matérialise » l’absence est centrale dans la poétique de Tadeusz Kantor (1915-1990) : la marionnette est l’emblème de cette absence réifiée surtout sous sa forme de mannequin (idée redevable au Traité des mannequins 1934 de l’écrivain polonais Bruno Schulz 1892-1942 dont l’œuvre a fortement marqué Kantor). Les acteurs traînent ces mannequins sur le dos, parfois les abandonnent, se mêlent à eux ou leur laissent la place. Dans le Théâtre de la mort, la mort entaille aussi bien la matière vivante que la matière inanimée. L’allusion à une réalité évoquée, perçue dans la mesure où on en montre l’absence, rend perceptible une réalité plus vraie que celle communément vécue. La voix est déformée, grotesque, les acteurs sont des « moulins à broyer du texte ». Signe de la séparation entre matière vivante et inanimée, la marionnette est dans le même temps corps et squelette. Chez Kantor, le principe du collage est utilisé dans le déplacement des éléments du corps, traité comme un mécanisme décomposable. Le corps humain et le mannequin subissent le même sort qui les apparente à la matière : dans l’affirmation « sur le bord de la poubelle, l’éternité est retrouvée » on croit percevoir l’écho de la conclusion de l’essai de Kleist : les opposés, en s’annulant, coïncident.

Les théories de la marionnette du XXe siècle débouchent chez Carmelo Bene dans leur application « sonore ». Dans de nombreux spectacles, Carmelo Bene utilise le play-back dans le but d’en accentuer le caractère antinaturaliste. Le dépassement de l’acteur psychologique imprègne par ailleurs toute son œuvre : si dans Homelette for Hamlet, les statues animées reprennent le thème de l’immortalité et du dépassement de l’humain, le play-back met à nu la fiction, expose la volonté d’annuler la représentation, pousse la feinte jusqu’aux limites de l’absurde et du paradoxal puisque l’on fait semblant d’agir et de parler au moment même où l’on ne peut pas échapper au fait d’être « agi » et « parlé ». Ainsi, dans le texte de Pinocchio de Carlo Collodi, le personnage de La Fatina (La Fée) apparaît à la fenêtre comme une vision ; c’est la fillette morte qui parle avec une voix qui semble venir d’ailleurs, d’un au-delà : sa voix peut être vue comme une « ombre ». Dans son adaptation de l’œuvre (1961-1994), Carmelo Bene reste fidèle au texte (ce qui est inhabituel) mais par cette voix il s’en écarte et le transforme. Toute sa poétique est basée sur l’idée d’absence, de soustraction : la poétique de la marionnette entre également dans ce cadre.

Aujourd’hui, l’esthétique de la marionnette s’élargit à de nombreux domaines et techniques scéniques : à la constellation déjà très large de figures gravitant autour de la marionnette (poupées, automates, mannequins, ombres, miroirs, anges) s’ajoutent de nouvelles réflexions sur le corps artificiel ou de nouvelles techniques avec le développement de l’image virtuelle. Au théâtre par ailleurs, de nombreuses inventions scénographiques peuvent être lues à travers la notion de marionnette : redoublements, reflets, substitutions et soustraction du corps humain ou même sa décomposition et sa désarticulation, tout ce qui en fait est aux frontières de l’humain et jamais simple imitation. Les exemples sont innombrables, des images électroniques glacées de Robert Wilson (né en 1941) aux conditions extrêmes auxquelles le corps est soumis dans les œuvres de la Societas Raffaello Sanzio, des doubles désorientés de Danio Manfredini (né en 1957) aux corps-machines de la Fura dels Baus.

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