Dans la plupart des traditions théâtrales, les acteurs parlent. Pour la simple raison qu’elles ne peuvent parler, les marionnettes présentent un caractère unique. L’art traditionnel de la marionnette utilise habituellement une ou deux personnes dire la totalité du récit et produire les voix de tous les personnages, plutôt qu’une personne pour chaque marionnette. La raison principale en est la taille réduite des troupes, souvent itinérantes et pauvres. Le nombre de marionnettes excède donc nécessairement celui des artistes. En conséquence, donner à chaque personnage une voix et une façon de parler spécifique et distincte, est une tâche complexe. Les acteurs combinent leur voix naturelle et leur manière de s’exprimer avec un discours stéréotypé en associant étroitement ces trois registres au personnage qu’ils doivent interpréter. Mais un marionnettiste n’a qu’une seule voix naturelle pour faire parler plusieurs marionnettes et doit donc, soit davantage s’appuyer sur les stéréotypes du langage, soit trouver un moyen d’altérer radicalement sa propre voix ou encore utiliser ces deux moyens. Les marionnettistes traditionnels dans le monde entier sont parvenus à une solution commune : ils utilisent des instruments pour déformer la voix. En introduisant ces techniques pour faire parler les marionnettes, ils ont développé des conventions artistiques qui montrent leur profonde compréhension du langage et de la parole. Ils doivent avoir l’oreille aiguisée et être de fins observateurs afin de discerner autour d’eux les styles et les usages de la langue. Toutefois, leur connaissance n’est pas seulement fondée sur l’observation et l’analyse : ils sont aussi engagés dans une expérimentation et dans une innovation permanentes. À travers leurs succès et leurs échecs et en profitant des connaissances accumulées par leurs prédécesseurs, ils apprennent ainsi le pouvoir du langage et de la parole, et comment les déformer. Ils testent les limites de cette altération et découvrent la remarquable souplesse du langage.

Les accessoires vocaux

La tâche du marionnettiste est de donner vie à des objets inanimés par le mouvement et le son. Rien n’est plus essentiellement humain que la parole. Donner cette parole aux objets signifie les faire vivre. Si nous voulons comprendre le monde des marionnettes, nous devons écouter ce qu’elles nous disent à travers leurs couinements. L’utilisation d’accessoires vocaux modifiant la voix est attestée par des documents historiques et ethnographiques. Pour ce qui est des traditions européennes, ces témoignages datent du XVIIe siècle. Francisco de Ubeda décrivit des marionnettes à Séville en 1608 utilisant une cerbatana (sarbacane) et Sebastian de Covarrubias, en 1611, remarqua l’usage d’un pito (sifflet) chez les marionnettistes sévillans avec la présence d’un interprète face à la scène chargé de reprendre les répliques. Cette pratique s’est perpétuée au XXe siècle en Catalogne. En Italie, nous savons par Severio Quadrio que, au XVIIe siècle, les montreurs de Pulcinella utilisaient la pivetta (diminutif de pivo, sifflet) pour raconter leurs histoires, un seul marionnettiste fournissant plusieurs ou toutes les voix avec, pour chacune d’elles, une pivetta de taille différente qui donnait les nuances nécessaires pour chaque personnage. Le témoignage le plus ancien concernant l’Angleterre est incertain : dans la Bartholomew Fair (1614) Ben Jonson montre une « pièce dans la pièce » où les marionnettes produisent des bruits « similaires à un hennissement et à un grincement ». Le « grincement » des marionnettes était traduit devant le public par le personnage de Leatherhead, qui répétait mot pour mot ce que les marionnettes disaient, tout comme l’interprète décrit par Covarrubias dans le cas des marionnettes de Séville. Autour des années 1660, Punch fit son apparition en Angleterre et l’utilisation du swazzle ou swatchel (de l’allemand schwassl, conversation, bavardage) a été établie. À la fin du XVIIIe siècle, Baretti notait que le nom de Pulcinella signifiait « petite poule », un animal aux cris caractéristiques.

On trouve également cet instrument chez les marionnettistes français du XVIIIe siècle. L’abbé Chérier rapporta ainsi que les comédies de Polichinelle étaient autorisées par la censure à condition d’être présentées avec le « sifflet pratique ». En Allemagne, Boehn notait que l’accessoire vocal était employé pour la voix du Diable. En Russie, Petrouchka s’exprimait aussi à travers une sorte de sifflet appelé pichtchik. Selon certains témoignages (comme celui de Roman Jakobson évoquant ces spectacles en vogue avant la Première Guerre mondiale), alors que le marionnettiste, habituellement accompagné d’un joueur d’orgue de barbarie, approchait les faubourgs de Moscou, un sifflement annonçait leur arrivée. Pendant le spectacle, les discours sifflés et naturels alternaient : Petrouchka s’exprimait à travers l’accessoire vocal et le marionnettiste ou le musicien reprenaient ses mots avec leur propre voix.

En Orient, les marionnettistes iraniens et afghans utilisaient un safir ou wizwizak ou encore un pustak, un instrument en roseau coincé dans la bouche. Metin And, en 1977, mentionne  l’usage dans le karagöz d’un semblable accessoire, le nareke. Au Pakistan et en Inde, les marionnettistes du kathputli du Rajasthan utilisent un boli (« parole ») et sont également accompagnés d’un interprète/musicien. Un instrument similaire à un kazoo, appelé bowra, est utilisé dans le théâtre d’ombres tamoul pour marquer les entrées et les sorties des marionnettes et peut aussi être utilisé dans les dialogues. Avec les marionnettes à gaine aragoz d’Égypte, c’est un accessoire vocal appelé amana qu’utilise le montreur, soit pour l’ensemble des marionnettes, soit pour le seul personnage d’Aragoz. Un musicien en dehors du castelet engage les marionnettes à dialoguer. Sergueï Obraztsov et Jacques Pimpaneau notent que les marionnettistes à main chinois utilisent aussi un accessoire, le on kon cho, tandis que Michael Malkin décrit des montreurs coréens parlant à travers une pipe de bambou ou de roseau avec une voix grinçante. On retrouve ces accessoires vocaux dans plusieurs grandes traditions africaines. Olenga Darkowska-Nidzgorski et Francine N’Diaye rapportent que les marionnettes bamana du Mali parlent avec une voix enrouée et haletante, la déformation étant obtenue grâce à un petit kazoo, dont une extrémité est obstruée par une toile d’araignée ou par une membrane issue de l’aile d’une chauve-souris. Il en est de même chez les Ibibio du Nigeria et leurs marionnettes ekon. Parmi les Bornu du Nord du Nigeria, l’accessoire a la forme de deux petites plaques ou lamelles liées entre elles dont l’effet est de produire un « sifflement aigu, bien plus strident que celui de Punch et Judy …Étant presque impossible à distinguer, les mots des marionnettes, sont répétés par l’un des assistants ».

Ces différents témoignages montrent des points communs. En premier lieu, les accessoires vocaux sont utilisés exclusivement pour les marionnettes à trois dimensions et ne concernent généralement pas les ombres à l’exception peut-être du karagöz turc et du théâtre d’ombres tamoul, le tolu bommalatam. D’autre part, ils peuvent être répartis dans trois catégories : ceux qui sont placés à l’arrière du palais (habituellement deux lamelles dures attachées ensemble, avec un ruban vibrant entre les deux) ; ceux qui sont placés au bout de la bouche (qui comprennent aussi une anche vibrante) et ceux qui sont tenus en dehors de celle-ci (des kazoos en forme de tube). Dans de nombreux cas, on trouve en même temps que ces accessoires vocaux un « interprète » ou d’un « interlocuteur ». Celui-ci peut être engagé dans une forme particulière de dialogue impliquant la répétition – souvent sous la forme de questions – des paroles déformées de la marionnette. En l’absence d’interlocuteur, c’est souvent le marionnettiste qui se charge de ces réparties, soit en reprenant avec une voix normale les répliques données par d’autres personnages, soit dans des réponses données par le narrateur invisible et anonyme à ses propres questions.

En utilisant un accessoire vocal, le marionnettiste peut poursuivre des objectifs divers et opposés : mieux se faire comprendre, rester au contraire totalement impénétrable ou chercher une voie médiane. Le but varie d’une tradition à l’autre et d’un moment à l’autre au sein d’une même représentation. Par exemple, dans le kathputli du Rajasthan, comme le rapporte Nazir Jairazbhoy, la voix déformée est parfois utilisée par le marionnettiste pour transmettre des indications au musicien qui ne peut pas voir ce qui se déroule sur la scène ou dans les coulisses. Ici, le secret est voulu et l’accessoire vocal sert à crypter des messages que le public ne doit pas comprendre. Le nom même de l’amana dans l’aragoz égyptien reflète cette même volonté de secret, selon le marionnettiste Ahmad Charawi. Ce mot (au sens littéral, caution ou garantie) est utilisé dans la conversation quand deux personnes veulent aborder un sujet (de l’argent, une dette, une affaire quelconque) en présence d’autres personnes mais sans que celles-ci n’en comprennent le sens. Ainsi, si le marionnettiste perd son accessoire vocal, il peut demander à un assistant « de lui donner son amana » c’est à dire de lui donner l’« affaire qu’il y a entre eux » sans révéler le vrai nom du sifflet et le secret des voix des marionnettes. À l’opposé, la parfaite intelligibilité peut être recherchée dans les signes d’humeur, les vocalisations, dans les rires ou les sanglots, des signes qui sont souvent difficiles à interpréter mais dont le sens est cependant facilement reconnaissable. Entre le secret et la transparence, une place est laissée à la créativité artistique.

Faciliter la communication

En règle générale, la déformation de la voix entrave la compréhension. C’est pourquoi le marionnettiste doit trouver d’autres moyens pour accroître l’intelligibilité de son spectacle, par le dialogue, par l’événement visuel, et à travers le discours lui-même. Il s’aide en premier lieu de la répétition : ainsi ce dialogue entre Punch et Judy dans un spectacle de Percy Press II[/lier] :

– Judy : Qu’est-ce que tu veux-tu ?
–Punch : Un baiser !
– Judy : Un baiser ! Les enfants, dois-je donner un baiser  à Punch ?

Cette répétition directe à voix claire par Judy de ce que dit Punch d’une voix déformée est le moyen le plus simple de rendre la communication intelligible. On la retrouve au cirque dans les spectacles de clowns. Percy Press II l’emploie pour tous les personnages conversant avec Punch.

L’autre moyen est plus visuel : les marionnettes sont engagées en effet dans un face-à-face mais aussi dans une communication plus large faisant appel à toute une gestualité qui peut, soit renvoyer à celle en vigueur dans la culture concernée, soit être spécifique aux marionnettes, Dans les deux cas, elle doit être suffisamment claire et connue du public pour lever toute ambiguïté. C’est le cas, par exemple, des marionnettes du Rajasthan, de la poupée utilisée par les ventriloques yorouba ainsi que des pupi siciliens.

Enfin, il existe un autre moyen de percevoir le sens d’une représentation ainsi déformée : dans de nombreux cas en effet, la parole déformée agit comme un raccourci, un signal, tout comme le son du tambour ou un sifflement. Ces moyens de substitution et les accessoires vocaux opèrent ainsi à travers un processus de réduction, certains éléments du signe (du discours) étant sélectionnés dans la représentation et d’autres éliminés. Cette réduction phonologique entraîne une ambiguïté qui est levée par la répétition, la circonlocution ou la paraphrase.

Le fait que les marionnettistes dans le monde entier utilisent des accessoires vocaux montrent qu’ils sont conscients que le discours est lui-même redondant et que sa « réduction » est possible sans sacrifier l’intelligibilité, que le dialogue peut être structuré tandis que la gestualité et l’action peuvent servir à clarifier le discours.

Pour faire parler leurs créatures, les marionnettistes peuvent pourtant s’appuyer sur d’autres moyens plus naturels : une voix de fausset, un grognement, un discours nasillard ou encore divers accents pourraient suffire. Pourquoi alors faire appel à ces accessoires ? On peut apporter plusieurs explications variables en fonction des différentes traditions. Outre le fait qu’il permet de signaler le début du spectacle et l’apparition de personnages, le couinement est d’abord drôle et connaît un grand succès auprès des enfants. Par ailleurs, une tradition comme celle des marionnettes à fils de l’Inde et du Pakistan nous donne d’autres indications : le boli peut servir de moyen de communication secret entre le marionnettiste et le musicien ainsi qu’entre les marionnettes ; il peut imiter le cri d’animaux (perdrix, coqs, chevaux), des rires ou des pleurs ; il peut servir d’instrument de musique complétant et amplifiant la voix du musicien et le tambour pendant les entractes ; le piaulement de l’accessoire sert aussi à soutenir l’attention et l’excitation du public pendant la représentation. Le son du boli est enfin la marque du genre kathputli qui annonce l’arrivée des marionnettes aux oreilles plus particulièrement sensibles des enfants. En outre, l’art de la marionnette déborde sur d’autres traditions utilisant des objets tels que les vues sur rouleaux, les vues stéréoscopiques, les masques ou les sculptures narratives. Ces traditions incluent des formes variées (purement narratives mais aussi dialoguées) qui emploient de nombreux modes de communication et de transformation des messages et des mots.

Les déformations sans accessoires

Toutefois, de nombreuses traditions n’utilisent pas d’accessoire vocal. Dans ce cas, les marionnettistes disposent d’autres moyens pour faire parler leurs figures et les distinguer les unes des autres. Ce système de communication qui, heurtant le langage normal, stimule les perceptions du public peut se réduire à des techniques très simples, par exemple changer simplement de registre, de l’italien au sicilien et vice versa, ou couvrir sa voix avec sa main. Le marionnettiste peut également user d’une syntaxe estropiée, de parodies exagérées de manières de parler typiques… Autant de manipulations linguistiques souvent employées, d’ailleurs, dans les traditions utilisant des accessoires vocaux. La disparité entre le langage normal et celui de la marionnette n’est pas moins réel que l’on soit en présence d’un seul des deux systèmes ou des deux à la fois. Le dialogue entre les deux discours peut être manifeste et impossible à ignorer comme lorsqu’un personnage parle la langue « humaine » et l’autre un langage de « marionnette » ou lorsqu’il y a un interlocuteur humain. Toutefois, les deux langues n’ont pas nécessairement à se heurter dans un dialogue tenu sur scène comme c’est le cas par exemple quand aucune des marionnettes ne parle normalement. Les marionnettes sont un exemple extrême d’objet scénique, une catégorie très vaste qui rassemble aussi bien la poupée, les objets magiques ou encore les costumes et autres matériaux de la création théâtrale qui parfois se substituent à l’homme. Les voix déformées par les accessoires vocaux sont une des conséquences de cette substitution.

Le langage de la marionnette montre comment les marionnettistes à travers le monde ont trouvé une solution à l’un des problèmes posés par l’usage d’objets matériels en tant que suppléants des humains. Cet art n’est pas monolithique mais il comprend des structures variées, une narration et des dialogues balancés et engage aussi bien le mouvement que l’apparence, le sacré que le profane …L’art de la marionnette n’a pas l’exclusivité des accessoires vocaux et autres substituts. On peut aussi retrouver ces déformations dans le théâtre vivant mais elles s’expliquent peut-être plus difficilement et leurs causes sont davantage cachées. Sous cet aspect et sous beaucoup d’autres, l’art de la marionnette traditionnelle peut éclairer l’art dramatique populaire dans son ensemble.

Bibliographie

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