Il faut distinguer le théâtre d’ombres traditionnel de sa forme contemporaine. Le premier trouve ses origines en Asie (en Chine, en Inde et en Indonésie, où il se serait répandu à  partir de l’Asie centrale, le Moyen-Orient et Afrique du Nord) et il est toujours représenté aujourd’hui, même s’il l’est de moins en moins. Introduit en Europe à partir du XVIIe siècle, ce genre a été rénové et repensé au XXe siècle.

Le théâtre d’ombre traditionnel

Quand et où ce théâtre fit pour la première fois son apparition est une question qui reste en suspens, sur laquelle les spécialistes divergent. C’est le cas en particulier en ce qui concerne l’Indonésie et l’Inde où le théâtre d’ombres présente des traits aussi bien culturels que religieux. Les marionnettes en parchemin, somptueusement décorées, utilisées dans cette forme de théâtre d’ombres sont pourtant exposées dans de nombreux musées, et sont ainsi désormais connues dans le monde entier.

Le théâtre d’ombres en Asie du Sud-est

 Cet art, attesté depuis environ un millénaire, s’est développé dans des contextes, géographiques, religieux et culturels divers. Le wayang kulit purwa de Java utilise de complexes figures opaques, peintes et délicatement perforées, manipulées par un maître-marionnettiste unique, appelé dalang (en javanais : dhalang) qui est accompagné d’un orchestre composé de gongs et de carillons. Les sujets des spectacles sont empruntés aux deux grandes épopées hindoues, le Mahâbhârata et le Râmâyana. Le wayang kulit banjar de Kalimantan et le wayang kulit betwai de l’Ouest de Java présentent le même répertoire. Le wayang parwa balinais présente des personnages similaires, mais plus simples, issus du Mahâbhârata, en s’accompagnant d’un quatuor de métallophones gender wayang. Le wayang sasak, dans l’île voisine de Lombok, raconte les faits et gestes d’Amir Hamza, l’oncle du prophète Mahomet. Des genres comparables présentent des récits variés tirés du Râmâyana (le wayang Râmâyana à Bali), des contes relatant la vie du prince Panji dans l’Est de Java ou des chroniques locales comme le wayang gedog à Java.

Quant à la tradition des ombres aux Philippines, elle est attestée au XIXe siècle mais elle disparut avant d’être exhumée au XXe siècle. Le wayang kulit se répandit aussi sur la côte orientale de la Malaisie où l’on peut aujourd’hui rencontrer le wayang jawa (un style, devenu rare, basé sur le wayang kulit purwa de Java) ainsi que le wayang siam du Kelantan qui présente des épisodes du Râmâyana. Le genre thaï, nang talung / nang daloong, est aussi lié à l’art du Kelantan et se pratique au sein des communautés thaï et lao du pays : ses marionnettes présentent la particularité d’être translucides et coloriées, peut être en raison de l’influence chinoise, et son répertoire traditionnel a été en grande partie remplacé par des récits modernes. Au Cambodge, les styles ayang ou nang sbek touch correspondent au nang talung. Le genre pratiqué traditionnellement à la cour de Thaïlande (nang yai) ou du Cambodge (nang sbek thom) utilise de grandes marionnettes opaques manipulées par plusieurs danseurs dans le style d’une danse des masques et présentent le plus souvent un répertoire emprunté au Râmâyana, récité par un conteur.

Le théâtre d’ombres en Chine et en Inde

On trouve de petites marionnettes coloriées et translucides, les yingxi, dans de nombreuses provinces chinoises (Shaanxi, Luanzhou, Shandong, Sichuan, Hanzhou, Hunan, Chaozhou ; voir Chine) ainsi qu’à Taiwan. Les figurines sont manipulées avec des tiges mais à la différence de celles d’Indonésie et de Malaisie, où la tige principale traversant la marionnette telle une colonne vertébrale, est manipulée de bas en haut, la baguette centrale est fixée perpendiculairement au cou et se manie en pressant la figurine contre l’écran. Cette technique donne à la marionnette davantage de souplesse lorsqu’elle imite sans à-coups, avec ses petits sauts acrobatiques, les exploits spectaculaires des danseurs martialement entraînés de l’opéra chinois.

Le karagöz du monde islamique (voir Turquie), où l’on retrouve la même technique de manipulation, pourrait être lié aux ombres chinoises par l’intermédiaire des migrations mongoles vers l’ouest ou aux traditions indiennes apportées par les déplacements vers le nord des communautés hors-caste et tsiganes. Les théâtres indiens peuvent utiliser des marionnettes opaques, comme le râvanachhaya, dans l’Orissa et le tolpava koothu au Kerala (voir Râmâyana), tandis que l’on rencontre des figurines translucides au Mahârâshtra dans le théâtre miniature chamdyacha bahulya, au Karnataka (togalu gombeyata), dans le tolu bommalata dans l’Andhra Pradesh et son équivalent au Tamil Nadu (tolu bommalatam). Ces deux derniers genres présentent des marionnettes dont la taille varie de 0,90 à 1,50 mètre animées par une troupe nombreuse conduite par un narrateur récitant des épisodes du Râmâyana, du Mahâbhârata et des purâna.

Si les généralisations doivent être prises avec précaution, quelques idées-forces ressortent cependant d’un certain nombre de principes fondamentaux à la base de cet art des ombres.

La mort et le théâtre d’ombres

Le théâtre d’ombres en Asie a un lien direct avec la mort dans les conditions pratiques de sa réalisation comme dans sa dimension mythologique. En effet, la marionnette est tout d’abord faite de peau, de chèvre et d’âne en Chine, de chèvre et de buffle en Inde. Le travail d’écorchement, de tannage et de corroyage, met son artisan en relation directe avec la mort et avec la transformation d’une matière qui, dans certains cas, pour certaines marionnettes, devaient être bien spécifiques : ainsi la figure ascétique de Preah Muni Eysi, au Cambodge, doit être faite avec une peau d’ours ou de panthère. Une séance de méditation peut aussi être imposée avant la confection de certaines figurines comme celle de l’Arbre de vie ou la marionnette dieu-clown de Java centrale ou de Bali (voir Indonésie).

D’une façon plus générale, la transformation d’une matière morte en une magnifique figure présente une dimension mythologique et religieuse évidente. En Chine, il est dit que le théâtre d’ombres fut créé pour permettre à l’empereur Wudi (140-87 av. J.-C) de s’entretenir avec son épouse décédée tandis que le théâtre karagöz, au Moyen-Orient, l’aurait été afin de ressusciter deux bouffons Karagöz et Hacivat, exécutés alors qu’ils s’exhibaient dans la mosquée de Bursa (Turquie). Si ces histoires restent bien sûr sujettes à caution, il n’en reste pas moins qu’elles expriment un modèle ou tout au moins un motif culturel. Le théâtre d’ombres a franchi les frontières et le thème de la mort qui le parcourt est le plus troublant. Outre le mode même de fabrication, la valeur mythique de cette matérialisation des voix venues du monde des ombres, pourrait expliquer la fonction d’exorcisme de ce théâtre.

En Chine méridionale, on rencontre ainsi un récit appelé Mulian jiumu (Mulian délivre sa mère de l’enfer) ; à Java, est présenté Murwakala (L’Origine de Kala), l’histoire du démon Kala (le Temps) autorisé par le dieu Siwa (Shiva) à dévorer les hommes, lesquels, en mettant en scène la genèse du démon, peuvent être exorcisés et échapper à la malédiction. À Bali, nous trouvons à la fois le récit de Bhima Suwarga, de Kala et celui de Bhima, un héros qui va en enfer afin de libérer ses parents du seigneur de la Mort. Si ces récits sont très spécifiques et ne sont pas généralisables, ils renforcent toutefois l’aura mystérieuse qui entoure l’art des ombres.

Visualisation et miniaturisation

L’art des ombres réduit le monde de trois à deux dimensions. La réplication exacte du monde réel n’intéressait pas les créateurs de ce genre. Sur le plan iconographique, les formes planes d’un rouleau peint ou la frise d’un temple, sont beaucoup plus proches des créations du montreur d’ombres. De fait, le conteur, muni de ses rouleaux illustrés, un prêtre bouddhiste bien souvent, précéda peut être le marionnettiste comme cela semble être le cas en Chine méridionale où le théâtre d’ombres est associé à la venue de prêtres bouddhistes itinérants (voir Conteurs) ; dans le sud de la Chine, le théâtre d’ombres est associée à des prêtres bouddhistes ambulants, dont les rouleaux de parchemin (pien) sur les tourments de l’enfer terrifié les gens dans le bon comportement. Sur les parois des temples bouddhistes et hindous de l’est de Java, on peut voir des épisodes sacrés, représentés, panneau par panneau, d’une façon rappelant le théâtre de marionnettes balinais, tandis que sur celles des temples thaïs, les peintures évoquent le style du nang yai, le théâtre d’ombres présenté à la Cour. À Angkor Vat, on peut également assister à des récits dansés avec des marionnettes ou présentés avec des acteurs masqués. En Indonésie, on considère que le wayang beber, « théâtre sur rouleau » (des rouleaux de tissu, illustrant en images le récit, étaient déroulés au fur et à mesure du spectacle par le dalang) a précédé le wayang kulit, un art créé, selon ses praticiens, par les wali, les saints de l’islam. Le théâtre d’ombres rétrécit en fait les dimensions en épousant les formes des figures plates des façades des temples ou des rouleaux peints, et ses figurines sont finement ciselées pour être manipulées. À travers l’art de la marionnette, les récits épiques de la religion peuvent être représentés dans le village du croyant. La miniaturisation est toujours à l’œuvre sur l’écran des marionnettes, mais le conte conserve sa dimension mystique. Les figures peuvent croître soudain ou disparaître instantanément et les récits épiques sont ainsi condensés dans des figures plates, facilement transportables qui peuvent de surcroît être montrées par un petit groupe.

Inversion et pensée « en négatif »

La fabrication et la manipulation des ombres requièrent une pensée « en négatif ». En effet, dans le dessin de la marionnette, la partie qui a été enlevée est la plus importante. Ce que le spectateur voit comme la face blanche ou comme le patron rehaussé du vêtement est la portion de la marionnette qui a été ôtée. De la même manière, dans la manipulation, la marionnette diminue de taille et se fait plus claire lorsqu’elle est approchée de l’écran tandis qu’elle remplit l’écran à mesure que le manipulateur la tire vers lui et vers la source de lumière. Si la technique semble aisée, elle doit rester essentiellement évocatrice. Ce que le marionnettiste voit comme la réalité est dans une certaine mesure l’avers de ce que contemple le spectateur. Les figures peuvent disparaître rapidement et une marionnette peut être adroitement transformée en une autre. On touche ici à la métaphore par excellence du théâtre d’ombres : le marionnettiste voit la réalité, mais le public reste soumis à la Mâyâ, l’illusion créée par le monde des apparences. Comme le dit le poème Arjuna Wiwaha (IXe siècle, voir Mahâbhârata), les spectateurs « ne réalisent pas que ces hallucinations magiques sont fausses ».

En Asie, cette conception selon laquelle la marionnette serait la créature et le marionnettiste assimilable à un dieu, est très répandue. L’esthétique du théâtre d’ombres permet à une seule personne ou à un petit groupe de présenter, par l’intermédiaire de la lumière et d’une figure en deux dimensions, le vaste jeu des forces divines et cosmiques, d’en appeler aux héros et aux ancêtres et de nous amener à la mort et au royaume des démons. Le montreur et narrateur est puissant : il est le dieu des marionnettes. Par sa capacité à saisir le côté sombre des choses, l’artiste du spectacle d’ombres a accès aux processus mystérieux et cachés, et le microcosme, représenté par ses figurines, lui ouvre la voie vers les forces plus grandes et plus puissantes du cosmos.

Les récits de l’Autre

Les récits représentés dans le théâtre d’ombres traditionnel sont divers, mais ils partagent souvent une dimension extraordinaire et leur monde est peuplé de divinités, de démons et d’animaux. L’écran permet facilement de créer des dieux, flottant ou survolant le vaste océan, à l’image de Hanuman, chef de l’armée des singes, accompagnant Râma dans ses exploits. Il permet aux démons de surgir de la Terre et de croître. Le monde des ombres matérialise les rêves et permet à ses héros de voler vers d’autres royaumes. On retrouve souvent les mêmes sujets d’un pays à l’autre : le Râmâyana, qui domine en Inde et en Asie du Sud-Est, comprend notamment la figure de Hanuman tandis qu’en Chine, le théâtre peut présenter les pièces domestiques (wen) ou militaires (wu) du répertoire de l’opéra régional. Mais le Xiyou ji (Voyage en Occident), qui met en scène le Roi des singes, Sun Wukong, aidant son maître et moine à ramener d’Inde les textes bouddhistes, le thème des femmes-serpents (Le Serpent blanc) ou celui des immortels taoïstes sont également très populaires. Ces récits existent aussi dans d’autres genres artistiques de Chine, mais le théâtre d’ombres s’y adapte particulièrement bien.

Religions, cultures et ombres

Le théâtre d’ombres n’est cependant pas répandu dans toute l’Asie. Il semble surtout prospérer là où la culture et la religion autorisent une certaine complexité. Les ombres bougent, se courbent et se déforment tandis que notre source de lumière, le Soleil parcourt le ciel. Les nuages s’amoncèlent, se transformant en corps et le sol devient lui-même un vaste écran sur lequel nous pouvons voir des projections en provenance de puissances qui se meuvent derrière l’Univers et que nous devinons, mais que nous ne pouvons jamais vraiment connaître. Les religions sensibles au mystère, aux énigmes et aux renversements, considérés comme des voies possibles vers la connaissance, sont susceptibles de s’exprimer plus aisément dans le théâtre d’ombres. Cet art n’est toutefois pas confiné dans une religion ou une culture spécifiques, mais il a pu être véhiculé à travers des récits comme le Râmâyana, Mahâbhârata ou le Voyage en Occident. Comme technique, il semble bien s’accorder avec la mystique soufie, s’enracinant en Indonésie et en Malaysia. Le taoïsme et le bouddhisme tantrique l’ont soutenu en Chine tandis qu’il trouva également un terrain favorable dans l’hindouisme. Le montreur, maître de l’ombre, qui joue des scènes cosmiques sur un simple écran, est dieu et démon à la fois et peut sauver les ancêtres et le vivant grâce à ses pouvoirs : il éprouve la réalité invisible, occultée par notre monde matériel.

Des marionnettistes modernes se produisent dans toute l’Asie, intégrés à la nouvelle civilisation urbaine. Leur travail peut emprunter des éléments à la technologie occidentale, utiliser des modèles traditionnels ou combiner les deux pour inventer de nouvelles histoires de manière innovante. Par exemple, en Inde, le groupe Sri Ramanjaneya Togalu Bombe Mela (du Karnataka), dirigé par le maître de togalu gombeyata, Bellagallu Veeranna, s’est inspiré de la vie de Gandhi (Singh, 1999) dans un spectacle de togalu gombeyata, tandis qu’en Indonésie, des récits retraçant l’histoire du mouvement d’indépendance sont représentés en wayang suluh et que la question du terrorisme fut abordée dans Wayang Dasanama Kerta par dalang I Wayan Sidia (Sedana 2005). Le théâtre d’ombres asiatique est ancien et toujours en train d’évoluer. Ses créateurs peuvent être musulmans, hindouistes, bouddhistes, communistes ou socialistes. Ils rassemblent des maîtres traditionnels, certes, mais aussi des artistes modernes formés à la tradition ou des spécialistes d’art numérique expérimentant les techniques les plus récentes.

Le théâtre d’ombres contemporain

Le théâtre d’ombres contemporain a ses principaux centres en Europe, en Amérique du Nord, au Japon et en Australie. Plus réaliste, ayant pour objectif avant de tout de divertir, il prend trois formes distinctes : les figurines et les objets (très répandu), le théâtre n’utilisant que les mains (ombromanie, très rare), les ombres corporelles (de plus en plus populaires).

Contrairement au théâtre d’ombres traditionnel d’Asie, cette forme contemporaine n’est pas très bien connue. Ce n’est qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, que le théâtre d’ombres fut introduit en Europe à partir de l’Asie où il est né. Le théâtre d’ombres se répandit probablement par la voie des anciennes routes commerciales de l’Asie au Proche-Orient : il est attesté au XIe siècle en Arabie, et en Égypte au siècle suivant. Comme l’affirme Hetty Pearl, des indications laissent penser que le théâtre d’ombres chinois fut apporté en Turquie via la Perse (voir Iran). Par la suite, il se fit connaître en Grèce, en Roumanie, en Yougoslavie et en Italie du Sud. Et ce sont des montreurs italiens qui lui firent franchir les Alpes, vers la France, l’Allemagne et l’Angleterre (voir Grande-Bretagne) à partir du XVIIe siècle. Son absence de reconnaissance en Europe avant le XXe siècle s’explique par la philosophie dominante sur le vieux continent. Le système de pensée oriental qui fait une place au rêve, à la méditation, au spiritualisme et au transcendantalisme tout autant qu’à la raison, était en effet étranger à la rationalité européenne.

Avec son absence de matérialité et sa nature fugitive entre rêve et réalité, l’ombre ne pouvait que troubler le mode de pensée occidental et son besoin de support physique tangible. Les Européens étaient beaucoup plus à l’aise avec des figures en trois dimensions comme marionnettes à fils ou à marionnettes à gaine. À l’exception notable du théâtre Séraphin (1770), du cabaret du Chat noir (1887) en France et, au XXe siècle, du Schwabinger Schattenspiele (Théâtre d’ombres de Schwabing) d’Otto Kraemer et Lotte Reiniger, en Allemagne, de Jan Malík en Tchécoslovaquie ou de Frans ter Gast aux Pays-Bas, le théâtre d’ombres ne fut pas considéré en Europe comme un art à part entière. Il fut tout au plus un simple théâtre très naturaliste de silhouettes découpées dans du carton et projetées sur un écran rectangulaire, donnant un spectacle d’une grande simplicité qui ne pouvait avoir aucun avenir. La situation changea dans les années soixante-dix et quatre-vingt. De nouvelles formes de théâtre d’ombres, dont certaines révolutionnaires, firent leur apparition dans plusieurs pays en même temps.

La lumière

Trois personnalités se détachent : le physicien Rudolf Stoessel en Suisse, Luc Amoros en France et Fabrizio Montecchi en Italie. Pratiquement indépendamment l’un de l’autre, ces trois artistes expérimentèrent en même temps des techniques avec des lampes halogènes qui avaient été développées aux États-Unis à partir de 1958.

L’intérêt de ce type de lampe pour le théâtre d’ombres vient de qu’il produit une lumière punctiforme qui offre à cet art de nouvelles possibilités. En effet, alors que dans le passé, en raison du caractère diffus de sa source de lumière, le montreur d’ombres était obligé de manipuler ses figures directement face à l’écran afin d’en obtenir une définition saillante et nette, la lampe halogène permet de déplacer la marionnette loin de l’écran et de la manipuler dans l’espace entier de la pièce sans rien perdre de sa définition. En fonction de la distance la séparant de la lampe, la figure peut devenir aussi grande qu’un géant et aussi petite qu’un nain. En second lieu, le développement ultérieur des lampes halogènes amovibles permit de changer la forme de la figure à tout moment, un exercice exigeant une grande concentration de la part du montreur, mais qui permit de créer de nouvelles ombres au cours de la représentation et entraîna un enrichissement considérable de l’expressivité. Grâce à la lampe halogène, la nature bidimensionnelle du théâtre d’ombres fut dépassée : la troisième dimension pouvait être introduite et cette conquête fut essentielle pour donner à ce théâtre un nouveau dynamisme.

Ces nouvelles possibilités stimulèrent les artistes européens et les encouragèrent à se lancer dans de nouvelles expérimentations. Toutes les sources de lumière possibles furent par la suite attentivement examinées. Outre la lampe halogène, des expériences avec toutes sortes de projecteurs de cinéma, de diapositives, à éclairage vertical, des torches, des feux à éclats, des bougies… furent aussi menées

L’écran

L’écran rectangulaire élémentaire fixé à un cadre, qui fut utilisé pendant des centaines d’années, fit place à d’autres formes géométriques et à des écrans triangulaires, trapézoïdaux, ovales ou semi-circulaires. Dans Schattenrisse (Silhouettes), le Suisse Hansueli Trueb utilisa ainsi des écrans en forme de voile qui pouvaient être déplacés en avant et en arrière sur des roulettes pendant le spectacle. Le Meininger Puppentheater (Allemagne) se produisit dans une tente circulaire, utilisant la totalité de celle-ci comme surface de projection. Certaines troupes, comme le théâtre Anu, en Allemagne, choisirent aussi de projeter leurs ombres sur des immeubles. Des écrans pouvaient être déplacés avec des cordes et des poulies (Amoros et Augustin en France, Teatro Gioco Vita en Italie) permettant ainsi au spectateur de voir l’événement sous différents angles. D’autres expériences furent tentées avec la taille de l’écran : au Japon, des théâtres d’ombres (Kageboushi) utilisèrent d’immenses écrans de 5 mètres sur 10, tandis que d’autres préférèrent les écrans de taille réduite, tendus par exemple sur une chaise longue, comme dans le cas de la troupe allemande Figurentheater Paradox.

Par ailleurs, les artistes surmontèrent un autre obstacle, celui de l’écran, barrière insurmontable entre le public et les montreurs qui restaient hors de tout contact. La solution la plus simple consistait à laisser les manipulateurs jouer en face de l’écran et non derrière ce dernier (technique de jeu ouverte). Ainsi, les acteurs du Teatro Gioco Vita et du Theater des Schatten se mirent à jouer devant l’écran face au public. Le Dorftheater Siemitz parvint à une solution différente, mais aussi convaincante : l’ombre du joueur était montrée tandis que ce dernier manipulait ses marionnettes derrière l’écran. Le Teatr Ten’ (Russie ; aujourd’hui, Moskovsky Teatr TENb) et les Puppet Players (Allemagne) écarta aussi cette barrière physique en alternant les deux types de jeu, derrière l’écran en tant qu’ombres, et devant comme acteurs réels. Éliminant radicalement cette clôture à la fin de Silhouettes, Hansueli Trueb alla jusqu’à surgir à travers l’écran et à le déchirer en morceaux à la grande surprise du public.

La marionnette

La marionnette n’échappa pas à ce mouvement de rénovation : tous les matériaux possibles furent expérimentés : papier journal, carton, bois, tôle, textiles, parchemin, fil de fer, et toutes sortes de matériaux synthétiques. La peinture contemporaine eut également son influence sur la fabrication des marionnettes : les figures élégantes et souvent simples, firent place à des formes beaucoup plus expressives comme celles de Luc Amoros, de Jean-Pierre Lescot, de Tadeusz Wierzbicke et Herta Schönewolf. Comme le théâtre d’ombres et la peinture sont étroitement liés, il n’est pas étonnant par ailleurs que de nombreux montreurs soient issus des arts plastiques.

Les racines spirituelles du théâtre d’ombres

Le débat sur les racines spirituelles du théâtre d’ombres fut aussi important que les innovations techniques. Cette question fut particulièrement importante pour Fabrizio Montecchi, du Teatro Gioco Vita, qui réalisa combien la culture des ombres était éloignée du monde occidental et qui pointa du doigt l’impasse dans laquelle s’était engagé le premier théâtre d’ombres européen. Il montra que ce type de spectacle s’était contenté de satisfaire un besoin d’images dans une société qui découvrirait bientôt la photographie et le cinéma, dont cet art de l’illusion devint le prédécesseur, mais qui resta de son côté « une anomalie anthropologique du théâtre ». Dans Corpo sottile (Corps subtil, 1988), Fabrizio Montecchi tenta ainsi de retrouver le sens profond des éléments de base du théâtre d’ombres, la lumière, l’écran, le corps, l’espace et l’ombre elle-même (« incomprise et réprimée ») à qui il redonna son propre langage. Ces ombres libérées n’étaient plus seulement illustratives : elles commençaient à raconter leur propre histoire et à s’exprimer par leurs moyens spécifiques. On peut mesurer la justesse de la réflexion de Montecchi dans les performances de troupes comme Theater 3 (Suisse), la Compagnie Mossoux-Bonté (Belgique) ou Poesie Polar (Allemagne). Ces reconsidérations n’ont pas fait pour autant disparaître le théâtre narratif mais elles ont donné une nouvelle vie aux ombres et leur ont restitué leur pouvoir de suggestion et d’expression originaire.

Au croisement des arts

Les dernières tendances à l’œuvre dans le théâtre d’ombres montrent qu’il s’ouvre de plus en plus aux autres formes d’art. Cette évolution est très visible au Festival international de théâtre d’ombres de Schwaebisch Gmünd, organisé tous les trois ans depuis sa création en 1988, où cet échange entre le cinéma, l’opéra, l’art dramatique, la pantomime, la musique, les arts plastiques, la danse et le théâtre d’ombres s’exprime pleinement (voir Internationales Schattentheater Zentrum (ISZ)). Ce dernier a également utilisé avec profit ses contacts avec d’autres formes de théâtre de marionnettes. En résumé, on peut constater que de nombreux créateurs en théâtre d’ombres en Europe ont contribué pendant trente ans au renouvellement de leur art.

Une forme unique, se distinguant par sa richesse artistique et son dynamisme, en émergea. Le théâtre d’ombres couvre des domaines laissés en friche ou délaissés par d’autres types de théâtre. Sa force réside indubitablement dans la présentation qu’il fait des mythes, des contes de fée, des ballades fantastiques ou d’autres histoires merveilleuses. Les spectacles chaleureux et mordants à la fois, de l’Australien Richard Bradshaw montre aussi que l’humour n’est jamais oublié. De nombreux marionnettistes à travers le monde ont reconnu les possibilités de création que recèle cet art des ombres et en ont enrichi le répertoire. Attirant un public plus nombreux, les ombres sortent enfin de l’obscurité pour retrouver la lumière.

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