Comme toute forme artistique, le théâtre de marionnette peut être perçu comme une manifestation, un signe et un reflet de la situation historique, culturelle et politique d’une société donnée à un moment donné. Au-delà des éléments particuliers à chaque culture, la comparaison entre les différents usages de la marionnette dans des rites religieux ou sociaux souligne de nombreuses analogies. Ainsi, certains personnages traditionnels se recoupent en dehors de leur contexte géographique et culturel et l’on retrouve très souvent les mêmes fonctions et significations liées à l’usage de certaines techniques. La question du pouvoir est d’emblée sous-jacente dans le rapport entre le marionnettiste manipulateur et la marionnette manipulée. On pourrait ainsi y voir le ressort profond d’un art qui représente métaphoriquement la condition de l’homme dans la société, la fragilité du pauvre et du petit contre le puissant et l’autorité qui manipule ses sujets.

Une remarquable plasticité

En Europe, nombreux sont les textes et les illustrations qui montrent combien la marionnette était présente dans la vie quotidienne ou dans les festivités et comment elle s’est adaptée aux changements de la société. Ainsi, le castelet du marionnettiste apparaît dans les tableaux et les gravures du XVIIIe siècle, de Pietro Longhi (vers 1701-1785) à Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770), comme un élément familier du décor, qu’il s’agisse d’une place publique, d’une fête, d’un mariage princier, d’un carnaval ou d’une foire, voire d’un couvent aristocratique. Au fil des époques, le théâtre de marionnettes a ainsi réussi à exprimer les humeurs, les craintes, les inquiétudes et les désirs d’un public vaste et hétérogène, assemblé au hasard d’une célébration religieuse ou d’une réunion publique. Il a aussi rempli une fonction d’information et de colportage des nouvelles, de transmission des valeurs et des codes de comportement. Il suffit à cet égard de penser au rôle de la saga des paladins reprise en Sicile par les pupi. Alors qu’au XIXe siècle, la bourgeoisie fit du spectacle de marionnettes un jeu de salon, visant l’amusement mais surtout l’éducation morale et sociale des enfants, les places et les jardins publics restèrent longtemps les lieux de prédilection des artistes ambulants, pour un public socialement hétéroclite et changeant. En Europe, la tradition du théâtre de marionnettes présentait les archétypes de la comédie classique quel que soit le contexte politique, mettant en scène, sous des formes diverses, la lutte fondamentale des bons contre les méchants, de l’esprit contre la bêtise, de la vie contre la mort. Dans le schéma classique des pièces pour marionnettes, la solution à tout problème peut être apportée par quelques bastonnades, gros mots ou plaisanteries, suggérant une vision de la vie ramenée à ses conflits, à ses craintes, à ses plaisirs et fonctions primaires : la nourriture, le sexe, la mort, la peur. Le psychanalyste Octave Mannoni (1899-1989) voit dans le guignol l’expression des instances du « ça » – du fond pulsionnel inconscient – qui permet à travers certains personnages comiques de donner libre cours au défoulement. C’est peut-être pour cette raison que les personnages traditionnels de pays et de cultures fort dissemblables montrent entre eux d’étonnants points communs et que, généralement, ils ne sont pas seulement les héros d’histoires connues de tous les habitants d’une région donnée, mais condensent les valeurs et les préjugés (positifs ou négatifs) qui ont cimenté le sentiment d’identité et d’appartenance d’une communauté tout entière. Au cours des deux derniers siècles, l’évolution technologique a pourtant marqué le théâtre de marionnettes. D’un côté, le vieux castelet et ses figures animées sont désormais perçus comme les témoins d’une réalité historique passée mais sont toujours appréciés d’un public traditionnel, même s’il subit la concurrence de nouveaux héros d’une tout autre facture. De l’autre, l’utilisation des technologies numériques qui a multiplié les possibilités esthétiques et visuelles de la marionnette traditionnelle, avec des effets parfois saisissants, n’a pas fondamentalement changé la signification implicite de la relation entre le manipulateur et la figure manipulée. Une relation qui reste encore aujourd’hui la métaphore d’une des problématiques les plus complexes qui traversent la société contemporaine. À cela s’ajoute le fait que cette forme théâtrale spécifique est toujours utilisée comme un moyen pour transmettre des messages ou un enseignement plus ou moins explicites à caractère politique, éducatif ou religieux (voir Éducation et propagande). S’adressant en particulier aux enfants, la marionnette représente une occasion d’amusement, certes, mais aussi un instrument d’éducation et d’exemple moral comme l’illustre l’histoire de Pinocchio : la révolte est admise mais elle doit être canalisée et socialement contrôlée.
Dans des cultures extra-européennes, surtout asiatiques et africaines, la fonction rituelle et religieuse est restée vivace encore aujourd’hui, même si, là comme ailleurs, la télévision a transformé profondément la fonction du marionnettiste, la relation de celui-ci à son public ainsi que la composition et l’attitude du public enfantin. Ainsi, bien que la culture de l’Inde présente une des traditions les plus anciennes et les plus variées dans cet art, la marionnette est aujourd’hui surtout utilisée dans les programmes de télévision et d’action sanitaire et sociale.

Quand il abandonna les places publiques pour les salons de la bourgeoisie, l’art de la marionnette se modifia. Le pantin et le fantoche populaires forts en gueule et hauts en couleur cédèrent en partie la place à la marionnette raffinée qui, s’adressant à un public bourgeois, adulte et cultivé, intégra finalement les contraintes d’autres formes de spectacle. Par ailleurs, l’attention que les avant-gardes artistiques portèrent à la marionnette dans le domaine du théâtre d’acteurs, de la danse ou des arts plastiques, transforma profondément l’optique dans laquelle cette forme théâtrale devait finalement être considérée par le public. La grossièreté des personnages, dont Ubu d’Alfred Jarry est un exemple, a également contribué à opérer un changement esthétique profond qui reflète les changements intervenus dans la société contemporaine.

La tradition contestataire

En raison de leurs traits fortement symboliques, les figures du théâtre de marionnettes ont toujours été aptes à représenter les passions du public, et, selon les situations historiques, pouvaient exprimer la sympathie ou l’hostilité à l’égard de certains personnages politiques ou religieux au risque de déclencher la colère des autorités. Pour aiguiser la curiosité et conserver l’affection du public, le marionnettiste, soucieux de ménager les susceptibilités et toujours prêt à ramasser ses affaires et à filer en vitesse, était aussi toujours prompt aux allusions grivoises ou liées à l’actualité politique pour pimenter le répertoire traditionnel. Ces intermèdes très profanes traversaient même les représentations religieuses, montrant comment l’utilisation satirique de la marionnette a toujours représenté une occasion pour cette forme théâtrale de s’ancrer à l’actualité sociale et politique, gage de succès mais source de quelques dangers. Encore aujourd’hui, en France, le succès de l’émission Les Guignols de l’info où les hommes politiques sont brocardés sous les traits d’une marionnette, montre la persistance de cette fonction satirique mais en même temps son ambiguïté, puisque les hommes politiques voient dans cette émission comme un indicateur de leur popularité et acceptent de bon gré d’y tenir la vedette. Cette tradition satirique et politique se manifesta dans toute sa vigueur au début du XXe siècle avec les groupes d’agit-prop et les troupes politiquement engagées comme le « Kasperl rouge », dans les années vingt en Allemagne, mais aussi avec le « Kasperle brun », récupéré par les nazis, ou encore avec le « Petrouchka rouge » après la révolution d’Octobre. On retrouva cet engagement politique avec le Bread and Puppet Theater qui défila aux côtés des manifestants contre la guerre du Vietnam avant de renouer avec ses racines contestataires à travers le spectacle Insurrection Mass with Funeral March for A Rotten Idea (2003) contre l’intervention américaine en Irak. En Amérique latine ou en Afrique, on rencontre souvent les marionnettes hors des théâtres, dans les bidonvilles par exemple, comme l’illustre l’expérience menée avec les enfants de Nairobi par le théâtre italien, Teatro delle Briciole, dans le cadre de son projet Pinocchio noir (2004) : les enfants venaient saluer le public avec leur passeport pour signifier leur transformation de créatures manipulables en personnes reconnues.

Marionnettes et thérapie 

Art de synthèse, la marionnette devient un moyen de médiation privilégié pour nouer – ou renouer – le contact avec des enfants traumatisés ou des personnes adultes en marge de la société. La marionnette est largement utilisée dans des buts de formation, de soin et de réinsertion sociale ou fonctionnelle en particulier aux États-Unis, en Allemagne, en Hongrie, en Belgique, au Royaume Uni et en Suisse. D’autres pays, comme l’Afrique du Sud, privilégient la prévention, en matière de lutte contre le sida notamment. En France, l’intérêt pour la marionnette en milieu hospitalier remonte au début des années soixante. En 1978 se constitua l’association Marionnette et Thérapie avec des extensions en Bulgarie, au Japon, au Brésil, en Italie, au Portugal et au Québec. Cette association s’occupe des stages de formation spécifique à l’utilisation de la marionnette en thérapie : dans la rééducation en psychomotricité, l’orthophonie, la socialisation, la réinsertion (drogue, prison, etc.) et dans tous les domaines où son action peut apporter un mieux-être aux personnes en difficulté. Alors qu’en France la formation s’ouvrait largement à la psychanalyse, dans d’autres pays, au Japon notamment, l’objectif principal restait la rééducation fonctionnelle et la réinsertion des handicapés. Le Japon excelle dans cet effort d’intégration du handicapé à la vie quotidienne : Kamifusen-Fresh pour les handicapés moteurs, Deaf Puppet Theatre Hitomi pour les handicapés sensoriels, sont des exemples de formes théâtrales à visée thérapeutique. Actuellement, le théâtre de marionnettes joue deux rôles très importants dans le champ de la thérapie et de la rééducation : avec des patients atteints de diverses maladies mentales d’une part; avec des patients souffrant de maladies physiologiques ou sensorielles, mais dont l’intelligence est normale, d’autre part. Par ailleurs, des ateliers thérapeutiques de groupe utilisent la marionnette comme médiation (enfants/adultes) en psychiatrie institutionnelle. Ces ateliers ont des buts thérapeutiques précis qui sont signifiés aux patients acceptant cette thérapie. Il s’agit là d’une véritable cure où le spectacle n’est pas la finalité. Dans ces ateliers, il apparaît que la fabrication d’une marionnette est particulièrement utile pour faire sortir un patient de son isolement voulu, inconscient ou refoulé. Le thérapeute doit se garder de donner des conseils d’esthétique et laisser venir. Cette démarche aide le patient à retrouver son identité. À cet égard, le modelage d’une tête constitue une étape importante dans la thérapie, de même que le fait de donner un nom à la marionnette. On lui établit une carte d’identité. On constate alors que les patients parviennent à nouer des liens d’amitié, d’aide et de courtoisie entre eux, à se reconnaître même en dehors de l’atelier et à s’appeler par leur nom. C’est par le truchement de l’identité que va s’élaborer le scénario, souvent très sommaire, mais qui joue un rôle de catharsis. Le thérapeute doit avoir une grande patience pour attendre que les mots arrivent ; il doit aussi savoir gérer les phénomènes de transfert et de contre-transfert. Il faut un certain temps pour « apprivoiser » les patients au castelet. Ce que l’on constate, c’est que la marionnette aide autant le psychologue ou le psychanalyste que le patient quand ce n’est pas les deux à la fois.

En thérapie avec les enfants, la marionnette peut être utilisée dans un cadre individuel. Un psychologue propose un jeu de marionnettes où le patient choisit lui-même spontanément une marionnette dans l’éventail des jeux proposés par le thérapeute. Il faut parfois plusieurs séances avant qu’un enfant affronte ses inhibitions et ose jouer avec une marionnette. Il ne faut pas le forcer, mais avoir la patience d’attendre. Un enfant qui, malgré ses appréhensions, arrive à jouer, a déjà accompli un grand progrès sur lui-même. On voit très souvent des enfants timides, bégayants ou même mutiques, parler normalement derrière le rideau du castelet qui joue un rôle protecteur. Ce qui ne pouvait pas être dit peut l’être par le truchement de la marionnette. « Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est la marionnette » devient alors un véritable phénomène libérateur. Parfois, les mots n’« arrivent pas » et c’est par le langage gestuel que l’enfant peut exprimer sa souffrance. C’est souvent le cas pour des enfants battus, abusés sexuellement ou victimes de guerre. Souvent, ces petites victimes se croient coupables et justement punies pour des fautes imaginaires. Leurs souffrances, leurs peurs, sont trop profondes pour être dites par des mots. À cet égard, les orthophonistes font de plus en plus appel à des marionnettes de type Muppets (bouches mobiles) pour aider les enfants qui ont des problèmes de prononciation et des difficultés de langage.

Le théâtre de marionnettes peut aussi être utilisé dans un programme éducatif pour mettre en garde un enfant contre les dangers de la vie quotidienne (à la maison, dans la rue, en voiture, ce que l’on doit faire ou éviter de faire lors d’un tremblement de terre) ou dans un but de prophylaxie pour mieux comprendre et accepter les « corvées » journalières liées à l’hygiène de vie, telles que se laver les mains, les pieds, les dents ; accepter d’aller consulter un dentiste …ou en Inde, par exemple, faire impérativement bouillir l’eau avant de la consommer.

La marionnette est également utilisée dans des ateliers avec des personnes handicapées physiques. Les problèmes majeurs rencontrés dans ce type d’ateliers sont la manipulation et les déplacements et il s’agit alors de rendre les marionnettes – spécialement construites pour ces patients – manipulables. Aux États-Unis surtout, on se sert de la marionnette en milieu hospitalier soit pour éduquer le jeune patient à une maladie de longue durée (diabète, asthme) ou en vue d’une opération chirurgicale qu’il doit subir. Grâce au théâtre de marionnettes mis à sa disposition à l’hôpital, l’enfant peut exprimer son exaspération ou exprimer l’injustice qu’il ressent d’être malade, voire sa peur de mourir durant l’opération et son espoir de guérison. Dans le cadre de soins individuels à caractère psychiatrique, la marionnette permet une autre écoute du patient ; l’atelier est parfois le seul lieu où le patient (enfant ou adulte) a la possibilité de s’exprimer librement. Cette figure crée souvent des liens entre thérapeutes et soignés, faits de complicité et de découverte de l’autre. Elle est parfois la cause de transfert ou de contre-transfert qu’il faut souvent gérer. Dans tous les cas, elle change le regard porté sur les malades, souvent fait de préjugés. Beaucoup de marionnettistes sont sollicités ainsi que des psychologues pour redonner le goût d’apprendre, la confiance en soi par le truchement du théâtre de marionnettes avec des jeux spontanés derrière le castelet. Ces jeux sont enregistrés et on peut alors passer à l’écriture du scénario, au travail de mémoire. Cette pratique est expérimentée dans les foyers de personnes âgées.
Des marionnettistes professionnels et des éducateurs utilisent aussi de plus en plus le théâtre de marionnettes en milieu carcéral. Des expériences ont été menées en prison en Angleterre, en Afrique du Sud et au Mexique. Des ateliers-marionnettes fonctionnent actuellement en France dans diverses prisons comme celles de la Santé ou de Fleury-Mérogis.

Finalement, il semble que la marionnette soit capable de concentrer sur elle une grande part de pulsions qui traversent la société, parce qu’elle permet de socialiser les pulsions individuelles, de les « jouer » au sein d’un groupe et devant un public. Qu’il s’agisse de désirs ou de mécontentements réputés normaux, de comportements transgressifs ou d’états pathologiques, la marionnette, la figure inanimée, constitue un intermédiaire sans danger. Elle crée une distance avec la réalité et permet de soulager sa rage, de tuer l’agresseur, de régler ses comptes avec la société.

Bibliographie

  • « Marionnette et société ». Puck, n° 3. Charleville-Mézières : Institut international de la marionnette, 1990.
  • Marionnette et thérapie, périodique. Paris : Association Marionnette et thérapie.