Lorsqu’un spectateur assiste à un spectacle de marionnettes, il ne se soucie guère des secrets professionnels qui se trouvent derrière la prestation. Pourtant, celle-ci dépend de certaines conditions dont la manipulation est l’une des plus importantes. Car c’est elle qui engendre ce phénomène à la fois fascinant et bizarre qui nous attire dans la marionnette : voir de la vie là où nous savons bien qu’il n’y en a pas. Le mot latin manipulus désignait la « poignée » de blé que l’on prenait dans la main pour moissonner. La manipulation est donc l’acte de « tenir, de mettre en action avec la main ». Laissant de côté les significations figurées et péjoratives du mot (suggérant une manœuvre occulte ou suspecte), on peut s’en tenir à la signification littérale, parfaitement conforme à la pratique du théâtre de marionnettes.

La motivation sous-jacente à la création artistique, toutes disciplines confondues, est de transmettre des émotions et des pensées qui concernent et touchent le spectateur. Pour réussir à donner vie à ces acteurs artificiels, outre un sujet engageant et le rayonnement du personnage, le mouvement est essentiel car celui-ci est l’expression première de toute vie. Pour animer une marionnette, il faut donc un corps articulé, une construction technique et un manipulateur. Mais ce dernier se distingue par des qualités particulières comme la connaissance du mouvement, un talent dans l’interprétation et une sensibilité à « fleur de doigts ».

Il n’existe pas une seule technique de manipulation, ni une seule esthétique du mouvement, mais il y en a d’innombrables qui offrent un immense spectre de possibilités pour animer la matière inerte, un personnage ou un objet. Les techniques de manipulation, à gaine, à tiges ou à fils, ont donné leur nom aux différents genres de marionnettes. De plus, au XXe siècle, l’ordre classique a été bousculé par l’arrivée de techniques nouvelles, mélanges et combinaisons de toutes sortes, et par l’influence de traditions  venues d’ailleurs, surtout d’Asie. Ne serait-ce que dans les cultures asiatiques, les variantes sont en effet nombreuses : des montreurs allongés sur le sol avec des marionnettes à gaine enfilées sur les doigts de leurs pieds, jusqu’aux robots japonais jouant du piano par ordinateur interposé. Mais la qualité ne se résume pas à la complexité technique. Dans le cas de la marionnette à fils par exemple, contrairement à une idée répandue, il n’y a pas de rapport nécessaire entre le nombre de fils et la qualité du mouvement : une marionnette danseuse peut être plus gracieuse suspendue à un seul fil que s’il y en avait vingt. Et un chevalier en plein galop ne pourrait pas tourner autour du ventre de son cheval s’il était mû par de nombreux fils. Pour obtenir une telle virtuosité, les manipulateurs du Rajasthan, en Inde, tiennent les trois seuls fils nécessaires dans leurs mains nues.

Le type de contrôle, pièce en bois rassemblant tous les fils, n’est pas non plus lié de manière univoque à la qualité de la manipulation. Le montreur peut tenir cette croix horizontalement ou verticalement, d’une main, et de l’autre tirer des fils singuliers. Il existe toutes sortes de contrôles : grands et complexes chez Harro Siegel ou Greta Brüggeman, ou très simples, de la forme d’un petit H, en Birmanie (Myanmar).

La qualité de la manipulation ne se mesure pas non plus au nombre et à l’ampleur des mouvements. Un personnage n’est pas plus vivant s’il bouge beaucoup. Bien au contraire parfois, car plus il a de soubresauts, plus il bondit ou s’agite dans tous les sens, moins il retient notre attention, les mouvements s’annulant entre eux.

Une manipulation de qualité dépend donc avant tout d’une bonne connaissance du mouvement et de la façon de l’appliquer. La meilleure technique est ainsi celle qui ne se voit pas et n’a d’autre fonction que d’aider le message à « passer la rampe ». Il faut donc oublier la technique – à condition de la connaître d’abord.

La manipulation à fils

Après avoir analysé la pièce, ses rôles et ses intentions, tout comme le fait l’acteur vivant, le montreur de marionnettes examine son outil. Il s’agit d’une étude concrète, artisanale, qui commence dans l’atelier, lorsque, en appliquant les fils, il mesure leurs longueurs et équilibre leurs tensions. Les fils des épaules, par exemple, doivent être plus tendus que les autres car ils portent le poids du corps. Ceux des mains, en revanche, doivent pendre, flasques, pour empêcher les extrémités de bouger spontanément. Une fois les fils placés, le montreur découvre ce qu’il peut en faire. Chaque marionnette offre en effet des possibilités qui lui sont propres.

À la différence du danseur classique qui s’entraîne à la barre tous les jours, le marionnettiste travaille directement sur scène, où chaque essai a une destination précise. C’est ici que la capacité de la marionnette à bouger et celle du montreur à interpréter sont mis à l’épreuve. Pour connaître le mouvement, même le plus extrême et le plus stylisé, le meilleur maître reste la nature. C’est elle en effet qui donne les lois élémentaires du rythme, du dynamisme, de l’équilibre et du contrepoids, les relations de cause à effet ou l’équilibre entre états d’effort et de repos. La nature garantit aussi l’authenticité de l’expression artistique. Sur le plan esthétique, l’authenticité donne aux visions scéniques leur crédibilité. Chaque mouvement a une signification, ce qui invite à éliminer l’insignifiant. Tout mouvement distinct part d’un état immobile pour aboutir à un nouvel état immobile et se développe dans un espace précis – dont il faut mesurer l’extension. Tout mouvement prend un certain temps ; sa durée influence sa signification. Un seul mouvement doit être exécuté à la fois. Par exemple, pour décrire la perte d’équilibre d’un personnage qui tombe en avant, on part d’une position bien équilibrée : en testant ce mouvement sur son propre corps, le montreur se rendra compte que, quittant son axe d’équilibre, le corps tombe sans pouvoir se redresser. Ainsi, si une marionnette trouve ce même point de rupture, sa chute sera convaincante.

Le « talon d’Achille » de la marionnette à fils est sa marche : si l’on tire trop les fils des genoux, les jambes avancent sous le corps et donnent une démarche ridiculement assise. Mais quand le personnage est soulevé du sol, ses jambes balancent dans l’air, rappelant que les jambes ne sont que des pendules. On ne marche pas avec les pieds mais avec le corps, les jambes ne faisant qu’accompagner celui-ci. La technique de manipulation et l’esthétique se confondent ici. Il convient toutefois de ne pas se limiter à une seule esthétique issue de notre seule culture. Il existe en effet bien des façons de concevoir la qualité. Un exemple : en Inde, en Andhra Pradesh, le théâtre d’ombres met en jeu des personnages « géants » (entre 1 et 2 mètres de hauteur), appliqués contre l’écran par des tiges de bambou (voir Tolu bommalata). Un visiteur occidental voudrait voir les contours des ombres bien nets, ce qui valoriserait le dessin aux mille découpages. Mais on pourrait lui répondre comme ce montreur indien : « Nos ombres représentent les hommes. Avez-vous déjà vu un homme aux contours précis ? ». Outre les théâtres indien et chinois, dont la virtuosité est reconnue, c’est au Japon qu’on trouve une recherche de la perfection particulièrement exigeante. À commencer par un des plus importants théâtres de marionnettes à fils du XXe siècle, celui de Takeda Kinosuke et Takeda Sennosuke. Ainsi cette grue blanche, l’aile cassée, qui tente désespérément de s’envoler avant l’hiver glacial, puis meurt, l’une des plus extraordinaires scènes créées par Takeda Kinosuke. Ici, une manipulation complexe renforçait l’expression artistique. Grâce à plusieurs fils supplémentaires, une aile aux plumes vibrantes cherchait en vain à se déployer, créant une émotion toute particulière.

La manipulation à gaine

La marionnette à gaine peut sembler plus aisée à manier, mais sa manipulation est aussi un art. Comme le rappelle le marionnettiste italien Romano Danielli (du théâtre de Bologne qui porte son nom) dans Fagiolino c’è. 50 anni di burattini bolognesi, (Fagiolino existe. 50 ans de burattini bolognais), cette manipulation doit respecter un certain nombre de règles. Le déplacement de la figure entière est donné par le bras tandis que les inclinaisons variées obtenues en pliant et en tournant le poignet, déterminent les révérences et les flexions à partir de la taille. La marionnette doit se tenir droite et ses mouvements doivent être calculés et mesurés. Une erreur commise par les débutants est de bouger frénétiquement le bras et le poignet, ce qui donne un sautillement très ennuyeux sur scène. Danielli cite à cet égard Ciro Bertoni, grand maître de la manipulation italien qui disait : « Si la marionnette, dans les moments normaux de dialogue, se met à danser sur la scène, que devra-t-elle faire dans les moments d’action et d’agitation ? Sauter en l’air ? » Une autre erreur est la confusion créée par les entrées et les sorties des personnages si l’on ne respecte pas rigoureusement l’espace dans lequel se déroule l’action. Les espaces sont délimités par les coulisses, côté cour et côté jardin. Lorsque l’on est à l’intérieur du castelet, il faut déterminer à l’avance par quelle coulisse on entre et on sort. Un personnage entré en un point reprend le même chemin pour sortir. Le respect de cet ordre est essentiel pour que le spectacle soit clair et compréhensible. Par ailleurs, certains marionnettistes sont certes particulièrement habiles pour faire plusieurs voix, mais si tous les personnages bougent en même temps, un changement de la voix aura moins d’effet. En ce qui concerne les bastonnades, sans lesquelles un spectacle de guignol, ou de gaines en général, ne serait pas ce qu’il est, la technique est apparemment simple mais elle s’acquiert après une longue pratique. Le bâton doit être tenu légèrement oblique dans la paume du marionnettiste, de façon qu’il passe sur l’épaule de la marionnette du côté du bras mû par le pouce. Avec cette prise, les petites mains de bois se croisent et donnent l’impression que c’est réellement la marionnette qui tient le gourdin. Les coups donnés sur la tête de l’autre marionnette ne doivent pas être trop violents et doivent être flanqués sur la nuque. Mais à peine le coup est-il donné que le marionnettiste doit faire tomber le personnage en le tournant et en faisant heurter bruyamment sa nuque à la tablette, provoquant ce bruit caractéristique qui, répété, conclut les nombreuses disputes entre marionnettes. Il y a deux façons d’utiliser le bâton : l’une exagérée et bruyante, l’autre plus contrôlée et vraisemblable. Ainsi, Ciro Bertoni, toujours en puriste de la manipulation, n’admettait pas qu’une marionnette, après avoir reçu un premier coup, tombât sur le sol et se relevât pour en recevoir un second, soutenant que celui qui prenait une bastonnade devait rester à terre. De nombreux marionnettistes ne partagent pas cette interprétation rigoureuse : la marionnette doit tomber lorsqu’elle est cognée, produire le bruit du choc classique et doit se relever immédiatement pour recevoir sa deuxième raclée. On obtient ainsi cette espèce de ballet ridicule qui est l’une des caractéristiques les plus efficaces du théâtre de guignol.

L’exemple du bunraku

Parmi les riches traditions japonaises, celle du bunraku (ningyô-jôruri), se distingue par une force hors du commun. Dépassant largement la seule technique de manipulation, cet art exprime une conception théâtrale à part entière. Le Théâtre national de bunraku (Kokuritsu Bunraku Gekijyō), à Ôsaka, entretient une tradition vieille de trois cent ans, grâce au répertoire d’œuvres de Chikamatsu Monzaemon ainsi qu’à travers une formation professionnelle sévère de dix ans, dans le respect d’une rigoureuse hiérarchie entre montreurs. La présence de trois hommes pour une seule marionnette, exige une seule respiration qui n’est pas celle du montreur principal mais celle de la marionnette. Ces artistes ne sont pas dirigés par un metteur en scène dans la salle. Seuls les maîtres âgés regardent et conseillent. Aussi, les trois hommes ne se parlent-ils pas, la coordination des mouvements se faisant par des signes discrets du montreur principal. Pour avertir de son intention de déplacer la marionnette, celui-ci la recule de quelques millimètres avant d’avancer et les deux autres savent exactement où aller. La marionnette bunraku ne cherche pas à imiter un comportement humain trivial mais respecte une attitude raffinée, particulièrement visible dans la marche et aux moments d’émotion. La stylisation élimine les petits mouvements insignifiants pour ne retenir que l’essentiel. Elle purifie le langage gestuel et le rend parfaitement « naturel ». La plus importante différence entre les marionnettes bunraku et toute autre forme de manipulation est d’ordre « dramatique » : les montreurs touchent le personnage directement, sans fils, tiges, baguettes ou autres moyens intermédiaires, ce qui explique leur dynamisme unique. Le mime Étienne Decroux a défini le mot dynamisme comme une combinaison de deux éléments : l’énergie musculaire et la rapidité. Selon leur dosage, ces deux éléments donnent à tout mouvement sa signification. Ainsi, un maximum de rapidité mais peu d’énergie musculaire sont nécessaires pour regarder voler une balle mais peu de rapidité et beaucoup d’énergie le sont pour soulever un poids. Et le maximum des deux doit être mobilisé pour pousser une voiture en panne. Le dynamisme du bunraku a inspiré bien des marionnettistes dans le monde. Par exemple la création de la tragédie Antigone de Sophocle en 1978 par le Marionetteatern à Stockholm, avec ses confrontations violentes, respectait l’articulation japonaise, y compris celle des visages mobiles, tout en adaptant les mouvements à la gestuelle occidentale.

Toujours au Japon, un cousin étonnant du bunraku est le kuruma ningyô, « la marionnette à la chaise roulante » de Koryo Nishikawa. Un seul montreur est assis sur une petite caisse en bois qui roule sur trois roues, le kuruma. D’une main, enfilée dans le corps de la marionnette (ningyô) placée devant lui, il dirige la tête, tandis que de l’autre, il fait bouger les bras et qu’avec les doigts de ses pieds, il s’accroche aux talons de la marionnette. Lorsque, couvert de noir (donc invisible), il se propulse en avant à l’aide de ses talons, la marionnette avance aussi.

Si jusqu’ici, la manipulation semblait être d’ordre technique, les exemples japonais illustrent bien qu’il s’agit aussi et surtout d’un art. Le travail du montreur n’est pas un procédé mécanique, il ne suffit pas de « tirer les ficelles ». Tout mouvement naît dans le corps du montreur. Lorsque le mouvement se prolonge dans le corps réduit de la marionnette, l’authenticité ne doit pas se perdre. De plus, ce que le marionnettiste voit d’en haut (ou d’en bas) n’est pas identique à ce que le public voit d’en face.

La manipulation reste complexe et s’apprend mais le talent et la sensibilité individuelle de chaque montreur comptent peut-être tout autant. Certains réussissent au premier toucher, d’autres bougent des marionnettes sans leur donner de vie. Le montreur sensible est doté d’une qualité particulière, celle de « comprendre » sa marionnette. Chaque marionnette pose en effet des limites, soit par la matière dont elle est faite (en bois, papier mâché, mousse, textile ou autre), soit par ses articulations (dures ou souples, rigides ou flexibles, petites ou encombrantes) soit par sa technique de manipulation (type de contrôle, tiges ou autre). Mais bien manipuler signifie aussi savoir « suivre » le personnage, respecter ce que sa construction permet et non pas lui imposer ce qu’il ne peut pas faire.

Une marionnette peut réserver des surprises. À la fin d’une arabesque, avec une jambe en l’air, Baptiste, marionnette à fils emblématique de Michael Meschke, exécute, sans intervention du montreur, un mouvement supplémentaire : il étend le pied avec l’élégance d’un danseur. Magie? Hasard des tensions entre fils et articulations? Nul ne saurait le dire. La marionnette manipulerait-elle son manipulateur ?

Bibliographie

  • Danielli, Romano. Fagiolino c’è, 50 anni di burattini bolognesi. Bologna: Alberto Perdisa Editore, 2004.[S]
  • Gervais, André-Charles. Marionnettes et marionnettistes de France. Paris: Bordas, 1947.[S]
  • Lecucq, Evelyne, ed. Les Fondamentaux de la manipulation: Convergences. “Carnets de la marionnette” series. Vol. 1. Paris: Éditions théâtrales/THEMAA, 2003.
  • Meschke. Michael, and Margareta Sörenson. In Search of Aesthetics for the Puppet Theatre. Preface by Kapila Vatsyayan. New Delhi: Indira Gandhi National Centre for the Arts, Sterling Publishers, 1992. German edition: Grenzüberschreitungen. Zur Ästhetik des Puppentheaters. Frankfurt/Main: Wildried Nold Verlag, 1996.
  • Soulier, Pierre. Marionnettes. Leur manipulation au théâtre. Paris: Réunion des musées nationaux, 1987.[S]
  • Temporal, Marcel. Comment construire et animer nos marionnettes. Paris: Bourrelier, 7 editions from 1938 to 1973.