La République de Turquie (Turc : Türkiye Cumhuriyeti) est située en Asie Centrale, une partie de la Thrace étant située au sud-est de l’Europe. Le pays a des frontières communes avec la Bulgarie, la Grèce, la Géorgie, l’Arménie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, l’Irak, et la Syrie et il est bordé au sud par la mer Méditerrannée, la mer Egée et la mer Noire. La mer de Marmara, le Bosphore et les Dardanelles marquent la limite entre la Thrace et l’Anatolie. La situation du pays au carrefour de l’Europe et de l’Asie a profondément influencé la longue histoire de cette région depuis l’époque paléolithique. Au XIème siècle, les Seldjoukides issus de la tribu turque oghouz ont émigré dans cette région, initiant le processus de turquification en introduisant en Anatolie la langue turque et l’Islam. De la fin du 13ème siècle aux débuts de la période moderne, les Ottomans ont unifié l’Anatolie et créé un vaste empire, qui s’est étendu sur une grande partie du sud-est de l’Europe, l’Asie mineure et l’Afrique du Nord. La République moderne de Turquie a été fondée en 1923 et Mustafa Kemal Atatürk en a été le premier président.
Dans le patrimoine culturel turc, l’une des formes d’art traditionnel parmi les plus populaires est le karagöz (théâtre d’ombres), expression désignant à la fois le personnage principal et la forme théâtrale elle-même, Karagöz. À travers les figurines colorées de ce théâtre d’ombres, qui demeure le prototype de la gaieté théâtrale populaire turque, est retracée l’histoire même de la société ottomane et de ses transformations successives.
Le théâtre d’ombres
Comme pour beaucoup de formes dramatiques populaires traditionnelles, l’origine du karagöz reste mystérieuse. Il serait né dans le Sud-Est asiatique mais son trajet jusque dans l’Empire ottoman fait l’objet de controverses. Il a pu être apporté par des Tziganes venus du Nord-Ouest de l’Inde et de Java aux IXe-Xe siècles. Certains le font passer par l’Asie centrale, toutefois on n’en trouve pas trace dans cette zone géographique ni en Perse, où il existait seulement des marionnettes, souvent prises pour des figurines d’ombres du fait que ce théâtre était joué la nuit. Pratiqué de longue date chez les Turcs d’Asie centrale, c’était à la fois un spectacle et une forme de rituel magique, sous le nom de çadır, hayal, korçak (le mot kukla n’apparaît qu’au début du XVIIe siècle).
D’autres en font remonter l’origine au XIVe siècle, à Bursa, à l’époque du sultan Orhan : en effet, l’action se déroule toujours sur la place Küsteri, nom d’un savant et artiste ayant vécu dans cette ville, à qui est attribuée la paternité de ce théâtre et devenu depuis le saint patron des montreurs. Si plusieurs légendes circulent à ce sujet, aucune n’a de fondement historique. Quant aux témoignages écrits, ils ne remontent pas au-delà du début du XVe siècle et font mention de l’Égypte, sinon comme point de départ pour son introduction dans le monde turc, du moins comme ayant contribué à le perfectionner. En effet, il existe des ressemblances tant dans les structures et la présentation que dans les thèmes utilisés. Si l’on se réfère au répertoire d’Ibn Daniel (1238-1310, poète et homme de théâtre, auteur de la plus ancienne pièce de théâtre d’ombres en langue arabe), la pièce Tayof el-khayal, « L’Esprit de l’ombre », fait penser à « La Fausse Mariée » (Sahte gelin) et la pièce El Moutayyam « L’Amoureux » à « La Récompense » (Ödüllü) où le nain rappelle par ses questions cocasses le Beberuhi turc.
Les Turcs, dont les contacts culturels commencent avec les grands centres du Moyen Orient au XIe siècle, ont pu, à cette époque, découvrir cette forme théâtrale et la transporter jusque dans les villes anatoliennes avant le XVIe siècle. C’est d’ailleurs dans ce milieu qu’elle a certainement acquis ses traits caractéristiques, ainsi que dans les villes du littoral de la mer Noire et de la Méditerranée, comme à Istanbul où les conditions socio-économiques étaient les plus favorables à son éclosion. On pense aussi que les comédiens juifs réfugiés dans l’Empire ottoman vers la fin du XVe et le début du XVIe siècle ont pu la développer, comme ce fut le cas pour le théâtre populaire, les marionnettes et la danse.
Le répertoire
Au XVIIe siècle, Evliya Çelebi, dans son célèbre Seyahatname ou Livre des voyages donne des informations sur les montreurs, les sujets des pièces et les personnages comme dans Le Bain turc (Hamam) ou L’Impétueuse Nigar (Kanlı Nigâr), rusée et sans vergogne, dont le poète Nef’i (XVI-XVIIe siècle) donne dans ses Sihâm-ı Kaza Kaza, poèmes grossiers et satiriques, un portrait abominable.
Peu à peu le répertoire classique s’enrichit de nouveaux personnages dont les costumes évolueront avec le cours de l’histoire. Les sources ottomanes et les ouvrages illustrés de miniatures (sûrname) sont riches de références, décrivant les spectacles donnés à la cour, pour une naissance, une circoncision, un mariage, l’avènement d’un souverain, la réception d’un ambassadeur ou d’un hôte étranger. Le théâtre de Karagöz apparaît dans les notes de voyages des auteurs occidentaux, comme Jean Thévenot (1656), Gérard de Nerval (1843), Théophile Gautier (1854), Charles d’Agostino (1911), André Antoine (1914), tous étonnés par les facéties et quelquefois l’immoralité des spectacles auxquels ils avaient assisté.
Il existe une soixantaine de pièces environ. La plupart d’entre elles, inspirées de la vie quotidienne de la capitale et des villes d’Anatolie, décrivent les traditions, les mœurs et les coutumes, les costumes, les dialectes, les petits métiers. Elles expriment les pensées et préoccupations d’une population citadine bigarrée, où aucun personnage n’échappe à la dérision, dans un dévergondage de paroles et de gestes, avec des allusions aux faits réels et aux événements de la vie sociale du moment, et des critiques et griefs contre un gouvernement arbitraire. Ainsi le personnage de Efe ou Zeybek, le défenseur des opprimés et des malheureux, harnaché d’un cimeterre et de pistolets, est en fait le brigand légendaire, Çakırcalı, qui faisait la loi malgré les efforts des gouverneurs du sultan Abdülhamid (1774-1789) ; et Tuzsuz Deli Bekir, la terreur des habitants du quartier qui représente l’autorité, un poignard dans une main, un carafon de vin dans l’autre, n’est qu’un janissaire d’opérette, un justicier bouffon et fanfaron, ivrogne de surcroît. Ce spectacle sert de support à l’agitation par la satire politique, les plaisanteries et railleries contre les dignitaires, mais si pachas, vizirs, beys, représentants du pouvoir religieux ou militaire sont moqués et visés, ils ne sont pas représentés en tant que tels, alors qu’ils le sont dans le karaghiozis grec. Aussi la faveur du karagöz dans la capitale ottomane inquiéta-t-elle un moment les autorités civiles et religieuses qui redoutaient l’irrévérence, l’esprit satirique et sans contrainte des représentations.
Mais à côté de l’aspect caricatural et frondeur, ce théâtre revêt un caractère plus philosophique, voire mystique, où l’écran représente l’univers, soumis à la volonté du maître, et où chacun n’est qu’une ombre qui passe : on y retrouve, adaptée pour le populaire, la mystique des soufis. Sans renier l’aspect ludique, le karagöz est donc investi de messages. Quelques pièces (Arzu et Kanber, Kerem et Asl, Tahir et Zühre, Ferhat et Şirin, Leyla et Mecnun) reprennent les thèmes des contes et légendes, le côté romantique ou tragique étant traité sous l’aspect d’une farce et ces héros se comportant à peu de chose près comme les autres personnages. D’autres sont des traductions libres de Molière (Le Tartuffe, Les Fourberies de Scapin, L’Avare, Le Médecin malgré lui) amputées de certaines scènes et agrémentées de calembours et pitreries
Tout montreur connaissait au moins vingt-huit pièces, correspondant aux veillées du mois de ramadan, où est présenté à chaque fois un spectacle différent. Suivant la tradition, le premier soir c’était La Promenade à Yalova (Yalova sefas) où deux effrontées dissimulant leurs soupirants dans des malles et des jarres symbolisent l’ultime autorisation aux plaisirs, et le dernier soir, La Taverne (Meyhane), annonciatrice de la rupture du jeûne et du retour aux libations, où Bekri Mustafa se moque des interdits : ivrogne célèbre, ayant vécu sous le règne du sultan Murat IV (1623-1640) et dont les excès sont devenus un sujet de plaisanterie populaire, il fait également partie du répertoire des conteurs (meddah), des marionnettes (kukla) et du « jeu du milieu » (orta oyunu). Dans l’orta oyunu, né vers la fin du XVIIIe siècle à partir du karagöz, les acteurs – tous les rôles sont tenus par des hommes qui se substituent aux figurines du théâtre d’ombres et se produisent sur une scène au milieu du public, d’où le nom.
Avec ces différents spectacles, la société ottomane disposait ainsi d’un regard sur elle-même, caustique et ironique, à travers une fabuleuse galerie de portraits. Après la chute de l’Empire ottoman, avec l’introduction de la culture occidentale et de son théâtre, l’influence de la radio puis du cinéma et de la télévision, les gens se sont détournés des arts populaires traditionnels.
Une profession en mutation
Toutefois des maîtres de talent, notamment Mehmet Muhittin Sevilen (Hayali Küçük Ali), Irfan Açıkgöz (Hayali Camcı Irfan), Mazhar Gençkurt (Mazhar Baba), tout en exerçant un métier, perpétuèrent la tradition. Par la suite, grâce à des écrivains et à des spécialistes comme Helmut Ritter, Aziz Nesin, Cevdet Kudret, Ismail Hakkı Baltacıoglu, Selim Nüshet Gerçek, Mustafa Nihat Özön, Nurettin Sevin, Sabri Esat Siyavuşgil, Pertev Boratav, Hadi Poyrazoğlu ou Metin And, Karagöz a connu un certain renouveau. Des pièces du répertoire ont été modernisées, des expositions organisées, des montreurs ont composé des textes plaçant le héros dans le monde actuel, par exemple Karagöz au cinéma, Karagöz photographe, Karagöz en avion, etc. Des montreurs, dont quelques-uns de notoriété internationale comme Tacettin Diker, Orhan Kurt, Metin Özlen, Tuncay Tanboğa (Hayali Torun Çelebi,) ont fait revivre ce théâtre traditionnel qui « pour l’oeil des profanes est le reflet d’une image, mais pour les initiés aux symboles, la représentation de la vérité ». Dans le même temps, certains d’entre eux, comme Talat Dumanlı, Nevzat Açıkgöz, animaient également des marionnettes (kukla), à fil ou à gaine, dont les types sont calqués sur ceux du théâtre d’ombres, ainsi Ibiş/Karagöz et Ihtiyar/Hacivat. Plus récemment ont été créés le Devlet Tiyatrosu Gölge Oyunu Grubu par Mustafa Mutlu, l’Istanbul Kukla ve Karagöz Tiyatrosu par Ünver Oral (membre de l’UNIMA et écrivain du Théâtre populaire), le Başkent Kukla Tiyatrosu par Tahir Ikiler, Geleneksel Tiyatro Topulugu par Ihsan Dizdar, le Bursa Karagöz Tiyatrosu par Şinasi Çelikkol qui organise régulièrement un festival dans cette ville, généralement au mois de novembre.
Aujourd’hui les montreurs d’ombres et les marionnettistes de métier se comptent sur les doigts de la main. Plus nombreux sont les semi-professionnels, fort habiles d’ailleurs, et les amateurs qui animent encore ces figurines aux couleurs chatoyantes. Ils jouent en privé pour des festivités familiales, en public dans les foyers d’enfants, les écoles, les centres culturels, dans des salles de spectacle, des programmes radiophoniques et télévisés, dans les kermesses, les foires, les festivals nationaux et internationaux.
Le pays abrite plusieurs collections réparties dans trois grandes villes : Ankara (Bibliothèque nationale Milli Kütuphanesi, ministère de la Culture Kültür Bakanlıgı, Conservatoire d’État Devlet Konservatuarı, Istanbul (Académie des Beaux-Arts Güzel Sanatlar Akademisi, Faculté des Lettres Edebiyat Fakültesi : coll. Hazım Körmükçü/Behzat Butak, Banque de la construction et du crédit Yapı ve Kredi Bankası et Bursa (Musée des Arts islamiques [lier]Türk Islam Eserler Müzesi Maison de Karagöz Karagöz Evi).
Une section UNIMA-Turquie a été créée en 1990. Le professeur Metin And, écrivain, professeur au département d’art dramatique d’Ankara et propriétaire d’une collection particulière, dont de nombreuses pièces réalisées par Ragip Tugtekin, en fut le premier président. Elle publie une revue trimestrielle : Unima Karagöz. En 2005 son président était Mevlut Özhan, son vice-président Orhan Kurt, son secrétaire général Mustafa Mutlu.
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