L’art traditionnel de la marionnette est caractérisé par des styles spécifiques, des histoires particulières, des types de marionnettes et des techniques de représentation qui ont été transmis de génération en génération. Souvent, ces spectacles sont étroitement liés aux modes de pensée ou de comportement d’un groupe, transmis par la coutume, qu’ils utilisent, dont ils résultent ou qu’ils encouragent. Ce groupe peut être uni par des liens sociaux, économiques, linguistiques, ethniques, religieux, historiques, géographiques ou par d’autres traits permettant de définir son appartenance à une culture spécifique.

La diffusion culturelle

Comprendre un spectacle, une représentation ou une célébration relevant d’une autre culture est une tâche complexe. Chaque tradition a en effet sa manière unique de représenter la vie et d’interpréter la condition humaine. Expliquer un spectacle de marionnettes traditionnel dépend de notre faculté d’apprécier les conventions respectées, modifiées ou abandonnées par les artistes concernés. Les traditions, même locales, sont susceptibles de se diffuser. Ainsi, la prévalence de caractères, de personnages et de thèmes hindouistes dans l’art de la marionnette dans un pays musulman comme l’Indonésie, suppose une diffusion et un déplacement de modèles à partir de l’Inde. Pour différentes raisons, certains personnages traditionnels tels Pulcinella en Occident et Arjuna en Orient se diffusèrent dans de nombreuses cultures. En revanche, le « serpent de Wagadu » et les personnages manatee dans le théâtre masqué Sogo bó, dans la région de Ségou, au Mali, restèrent relativement isolés. La détermination des origines puis des voies de diffusion est complexe. Parfois, certains faits laissent penser qu’un caractère et une forme n’ont surgi qu’une seule fois et les chercheurs peuvent alors retrouver la trace de leur origine. Mais dans d’autres cas, une invention surgit en divers lieux de manière indépendante. Ainsi, la technique des ombres, que l’on assigne en général à l’Asie centrale, a très bien pu se développer indépendamment dans différentes cultures et sociétés. Avec la croissance démographique et le développement des moyens de communication, le rythme et la fréquence de cette diffusion culturelle se sont bien sûr considérablement intensifiés et diversifiés.

Tradition et authenticité

Le concept même de tradition est loin d’avoir une signification univoque. L’historien anglais Eric Hobsbawn affirmait que la tradition coïncide avec l’invention de la tradition. Il ne faut donc pas associer tradition et authenticité, tout au moins strictement. Durant les vingt dernières années du XXe siècle, un effort croissant fut accompli pour comprendre les marionnettes traditionnelles du point de vue indigène, celui de leurs concepteurs et créateurs, mais aussi celui de leur public. Dans le même temps, de nombreux marionnettistes traditionnels tentaient de présenter leur travail à des publics non traditionnels appartenant à d’autres cultures. Quant aux chercheurs, ils se débattent avec des perspectives opposées, entre expertise, études stylistiques et régionales et une « attention d’avantage portée sur le rôle des objets et sur le cadre idéel dans lequel ces objets sont produits et utilisés » (Kris L. Hardin et Mary Jo Arnoldi, African Material Culture Culture matérielle africaine, 1996). À travers le monde, les définitions savantes et « commercialisées » de ce qui constitue exactement l’« authenticité » se sont mutuellement influencées de façon complexe pendant la plus grande partie du XXe siècle. Dans l’introduction à leur ouvrage cité plus haut, Hardin et Arnoldi mettent le doigt sur cette interaction, plus particulièrement en ce qui concerne les objets africains, mais leurs commentaires ont des implications beaucoup plus étendues. Les questions du régionalisme et de l’authenticité restent fondamentales, écrivent-ils. En effet, les collectionneurs veulent savoir si ce qu’ils ont acheté est un exemple authentique de tel type d’objet et de quelle région ou de quelle ethnie il provient. Mais l’idée selon laquelle il existe une relation univoque entre culture et style est désormais critiquée, et les anciennes définitions de certains styles et de certaines frontières ethniques, peuvent se révéler inexactes. De plus, l’accent mis sur l’authenticité, notamment dans les études sur l’art, et la notion romantique de « traditions » immuables des cultures africaines pré-coloniales a débouché sur des programmes de recherche privilégiant un nombre limité de formes culturelles stables et de traditions conservées plutôt que l’hétérogénéité, l’innovation, les flux interrégionaux et les mécanismes du changement.

Tradition et folklore

La « bonne » définition de ce qui peut être qualifié de « traditionnel » est bien souvent devenu l’objet d’un débat aussi bien parmi les spécialistes que dans le public. La division désormais commune, que l’on retrouve par exemple dans Puppets & « Popular » Culture (Marionnettes et culture « populaire ») de Scott Cutler Shershow (1995), entre deux grands types de spectacles (d’artistes et de public par la même occasion), l’un relevant d’une culture « noble », « haute » ou élitiste, l’autre d’une culture « populaire », conduit à des confusions. Ainsi, des genres populaires comme le kkoktu-gaksi de Corée et le karagöz de Turquie sont des formes traditionnelles d’art de la marionnette, mais le très sophistiqué bunraku d’Osaka, Japon, n’est pas moins traditionnel, bien que son public soit issu des classes moyennes et que ses artistes soient parmi les plus honorés du Japon. Bien que « théâtre de marionnettes traditionnel » et « théâtre de marionnettes populaire » soient étroitement liés, ils ne sont pas interchangeables. Au mieux, ces termes devraient être utilisés avec souplesse et en gardant à l’esprit le fait que, pour de nombreuses raisons, certains types de spectacle ne sont pas toujours conformes aux classifications savantes. Par exemple, des décideurs issus de l’élite ont parfois soutenu et promu des marionnettistes « populaires » talentueux dont le travail a été récompensé par de l’argent, voire une position officielle ou autre faveur. Pareillement, des « icônes » de la culture populaire tels Punch ou Petrouchka ont souvent été utilisées par des artistes très prestigieux à l’instar du compositeur Igor Stravinski ou du marionnettiste Henk Boerwinkel. Parfois, des spectacles très similaires à l’intérieur d’une même tradition sont classés différemment, ce qui s’explique, entre autres, par certaines de leurs qualités perçues différemment, par leur objectif affiché (leur fonction sacrée ou profane notamment), par le prestige des artistes ou par le statut du public. C’est pour ces raisons que l’ouvrage cité plus haut met prudemment entre guillemets le mot « populaire ».
Il est vrai aussi que certaines formes traditionnelles sont plus formalisées que d’autres. Il semble ainsi que des représentations comme celles des Hopi et des Zuni, peuples indiens du Sud-Ouest des Etats-Unis, obéissent à des prescriptions particulièrement rigides bien qu’il soit difficile de le vérifier dans la mesure où de telles cérémonies restent secrètes et fermées aux étrangers.

Inévitablement, il existe des variations très importantes et subtiles au sein même de traditions clairement définies et complexes. Par exemple, les marionnettistes du wayang kulit javanais (les dalangs) sont certainement appréciés et jugés sur la base de leur expertise dans la manipulation et la caractérisation, leur maîtrise des histoires traditionnelles tirées des grandes épopées hindoues que sont le Râmâyana et le Mahâbhârata, ainsi que des sources nationales et musulmanes. En même temps, le public javanais apprécie tout particulièrement les touches personnelles apportées par le dalang afin d’accentuer l’intensité dramatique de certains personnages, ses commentaires des événements d’actualité ou ses propres dons de comique.

La notion d’art « traditionnel » est également sujette à caution lorsqu’il s’agit par exemple d’évaluer des objets destinés aux musées ou acquis par des collectionneurs privés. C’est ainsi que l’on a tendance à identifier ce qui est plus ancien (un objet ou un style de spectacle) à ce qui, d’une manière ou d’une autre, est plus « authentiquement » traditionnel. De tels objets ou œuvres auraient plus de valeur monétaire en raison de leur âge, de leur rareté ou de leur importance comme vestiges d’un moment historique particulier. Mais cette équation n’est pas pertinente dans la mesure où toutes les formes traditionnelles d’art de la marionnette sont des processus historiques et ne sont pas les résultats de périodes ou de moments particuliers. À mesure que les sociétés s’adaptent aux circonstances changeantes, les arts traditionnels à travers lesquels s’expriment ces sociétés peuvent en effet aussi changer.

Depuis le début des années soixante-dix, la recherche sur de nombreuses formes traditionnelles d’art de la marionnette s’est enrichie de nouveaux documents tandis que les marionnettistes ont pu voyager plus fréquemment et faire connaître des traditions régionales méconnues. Ainsi dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, quelques troupes de marionnettistes vietnamiens ont révélé à un public international le théâtre sur eau typique de leur pays dont l’existence était très largement inconnue avant le début des années soixante-dix (voir Marionnettes sur eau). À cet égard, c’est une organisation de vétérans de la guerre du Vietnam qui joua un rôle essentiel dans la venue de ces artistes et dans la divulgation de cet art, ce qui pose d’intéressantes questions quant à l’appréhension de la tradition. Comment un tel spectacle « traditionnel » a-t-il en effet été marqué par une signification et une valeur différente lorsqu’il fut découvert et peut-être redéfini par de nouveaux publics – par exemple dans ce cas particulier ces vétérans américains – en d’autres endroits et en d’autres temps ? Une expérience est-elle plus valide qu’une autre si elle est simplement plus ancienne ? Quel est l’équilibre entre la créativité et les façons de faire les plus traditionnelles ? Quelles sont celles qui prédominent ou quelles sont les interprétations qui l’emportent et pourquoi ? De nombreux facteurs agissent ici pour transformer un art ou accélérer l’obsolescence de nombreux styles ou formes traditionnels : l’introduction des médias de masse, la commercialisation de l’art, les bouleversements technologiques dans la communication et les loisirs, les changements politiques et sociaux, etc. La commercialisation de genres traditionnels et locaux a ainsi nécessité des changements afin de les adapter à un plus large public et des œuvres « traditionnelles » ont été montrées à des publics « modernes ». En conséquence, des spectacles traditionnels culturellement spécifiques sont reclassés, redéfinis ou reconstruits en des termes politiques, économiques, sociologiques et psychologiques différents, mais qui n’en sont pas moins valables. Il est indubitable que de telles forces de changement ont toujours influé sur l’art traditionnel de la marionnette. Mais l’accélération des événements qui l’a affecté au cours du XXe siècle a souvent consterné ou pris au dépourvu les spécialistes et troublé les publics. De nombreux artistes, universitaires et nouveaux spectateurs, ont ainsi reconnu la valeur et le sens d’une préservation, d’une revitalisation ou d’une adaptation des traditions. Enfin, les marionnettistes de tradition ont encore certainement un rôle important à jouer dans la préservation des cultures et pour l’évolution de l’esprit contre les tendances à l’homogénéisation électronique et à l’appauvrissement culturel aujourd’hui trop souvent à l’œuvre.

Bibliographie

  • Guiette, Robert. Marionnettes de tradition populaire. Bruxelles : Cercle d’art, 1950.