À la différence de l’acteur de chair, la marionnette n’a pas de cordes vocales. Sa voix lui vient d’ailleurs : du montreur caché dans son castelet, d’un conteur-récitant (voir Conteurs), d’une bande-son (voir Voix), voire des artifices d’un ventriloque. Le marionnettiste lui transmet l’énergie du texte à travers des rotations et des inclinaisons plus ou moins saccadées de la tête, éventuellement du corps entier. Cet art a ses exigences et ses limites : les onomatopées, les exclamations, les répliques courtes, les textes rythmés ou tout au moins animés d’une certaine énergie y sont plus appropriés, par exemple, que les longs monologues. La manière qu’a chaque type de marionnette d’exprimer le verbe détermine le texte et la diction, qui lui conviennent le mieux. Quand les pupi de Palerme ou de Catane jouent les aventures du preux Roland, ils ne le font pas dans la langue courante, le sicilien, mais in lingua c’est-à-dire dans un italien noble et ampoulé, déclamé avec une scansion marquée et un vibrato impressionnant. On ne les imagine pas interpréter une pièce intimiste. Les burattini du Centre de l’Italie, eux, mêlent le dialecte et un italien macaronique, sautant de l’un à l’autre, ce qui est source de joyeux quiproquos. Guignol a l’accent populaire lyonnais à Lyon, parisien à Paris; les répliques courtes et impertinentes lui conviennent à merveille. Pulcinella, à Naples et Punch à Londres transforment la voix humaine au moyen de la pratique de cuivre que le montreur se met en bouche, collée au palais : il en tire des cris stridents, des lamentations comiques…Le bel canto, lui, semble convenir aux marionnettes à fils des Colla, des Lupi, des Podrecca (voir Teatro dei Piccoli)…Les marionnettes modernes, libérées de la tradition, vont, elles aussi, chercher un texte qui convienne à leur « voix ». On peut en dire autant du scénario : les pupi, armés de pied en cap, ont un besoin vital de duels, comme Gnafron de sa bouteille… Textes et scénarios seront donc écrits soit pour des marionnettes existantes, soit pour des marionnettes à créer. Mais même les formes nouvelles les plus audacieuses restent des marionnettes et leurs différents registres, si étendus soient-ils, leur sont spécifiques. La marionnette ne peut pas jouer, tel quel, le théâtre destiné aux comédiens. Elle a ses propres codes, sa propre grammaire, et réclame sa propre dramaturgie.

Les marionnettistes à gaine de la tradition italienne plaçaient leur précieux cahier juste sous la bande ou la tablette, l’avant-scène du castelet et, s’ils n’en connaissaient pas encore les répliques par cœur, les lisaient en jouant. Ces copioni, transmis de génération en génération, écrits à la plume, en grosses lettres pour d’évidentes raisons, couverts de ratures et de coupures sont pleins d’enseignements. Ce sont en effet d’authentiques scénarios, qui définissent les personnages, l’action, les dialogues et même la mise en scène. Tous ceux que l’on peut voir dans les musées de Parme, Budrio, Turin ou dans les archives des dernières familles de montreurs sont plus que de simples canevas. Les copioni traditionnels que les marionnettistes plaçaient sous la bande, étaient le plus souvent l’œuvre du chef de troupe et se répartissaient en différents genres qui sont presque les mêmes que dans le cas des scénarios modernes : œuvre originale (rare), adaptation d’une pièce de théâtre (Ruzante 1502-1542, dont l’œuvre fut très souvent reprise, sans doute parce que ses héros, comme ceux des burattini, sont des paysans), interprétation d’un conte ou d’une pièce de la tradition orale ; adaptation des grands classiques du théâtre et de la littérature. Ces manuscrits pour marionnettes ne sont évidemment pas une exclusivité italienne. C’est parmi eux, dans le coffre d’un montreur allemand, qu’a été retrouvé le texte qu’on croyait perdu du Faust de Marlowe…

Les marionnettistes, chefs de leur petite troupe et fins connaisseurs des possibilités de leurs acteurs, ont beaucoup repris et adapté, et continuent à le faire. Piero Resoniero (1640-1735), le premier marionnettiste italien dont l’histoire a conservé le nom, adaptait déjà Shakespeare, ainsi qu’en témoigne sa magnifique marionnette de Hamlet, parfaitement conservée au musée de Budrio, et presque toutes les troupes de théâtre de marionnettes ont donné leur version des classiques : Roméo et Juliette et Le Songe d’une nuit d’été ont été adaptés par la compagnie du Carretto de Lucques ; Macbeth par le théâtre de l’Arc-en-terre (Massimo Schuster), Les Trois Mousquetaires par La Compagnie Arketal, le Cid de Corneille, par le Théâtre du Fust ou le Faust aux couleurs tropicales de Jean-Loup Temporal. L’adaptation de contes et légendes est encore plus fréquente. Les contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen ont été « mis en marionnettes » des centaines de fois, du Théâtre des marionnettes du jardin du Luxembourg (Guignol et Blanche-Neige, « spectacle de gala ») aux grandes troupes traditionnelles italiennes (Colla, Ferrari … ), jusqu’aux compagnies d’avant-garde, en passant par le théâtre populaire de marionnettes d’Amérique latine. Quant à Pinocchio et à Faust, on en dénombrerait difficilement les multiples versions. Les contes et légendes d’autres folklores, les sagas nordiques (Kalevala), les grands récits épiques de l’Inde (Mahâbhâratha, Râmâyana) et les textes mythologiques (L’Iliade, L’Odyssée…), les chantefables (Aucassin et Nicolette…), ont été également repris par les marionnettistes. Toutes ces adaptations – quand elles sont réussies – consistent en une dramatisation pour marionnettes d’un texte qui, à l’origine ne leur est pas destiné. Elles correspondent aux moyens et possibilités des figures animées et suivent dans la plupart des cas les règles de la construction théâtrale classique (personnages et situation de départ, évolution, apogée, coup de théâtre, conclusion). Mais il n’en est pas toujours ainsi. Le spectacle de marionnettes est-il forcément soumis aux règles de la construction dramatique ? Est-ce nécessairement une forme de théâtre ? Ce « théâtre du théâtre » dont parlait Antoine Vitez ? La plupart des marionnettistes actuels répondent par l’affirmative. C’est en tout cas pour affirmer ce choix face à d’autres options formelles ou d’autres dramaturgies que de nombreux marionnettistes contemporains placent en évidence le terme « théâtre » dans le nom de leur compagnie : Théâtre des marionnettes de Metz, Théâtre du Fust, Théâtre aux Mains nues, Théâtre Antonin Artaud. Mais de nouvelles tendances apparaissent, au-delà même, bien sûr, des spectacles de marionnettes qui s’apparentent délibérément à la danse ou au spectacle de variété.

Écrire pour les marionnettes

Le théâtre des marionnettes a donné dans tous les genres : poétique, symbolique, comique, dramatique, baroque, satirique, éducatif… Du drame larmoyant au vaudeville, du roman noir au feuilleton, du mélodrame à l’opéra, son répertoire est vaste. Il est presque toujours élaboré en vue de sa réalisation immédiate. L’auteur est sur ce point plus proche du scénariste de cinéma que de l’écrivain rédigeant son « théâtre » de jour en jour sans projet scénique immédiat. La plupart du temps, les montreurs de marionnettes ont donc écrit leurs textes eux-mêmes mais parfois les ont commandés à des auteurs. Il arrive aussi que le poète ou l’écrivain ait approché le castelet : George Sand jouait pour ses amis, Bainville, Champfleury, Paul Féval se réunissaient autour du marionnettiste Louis Lemercier de Neuville. Aujourd’hui Guido Ceronetti renouvelle cette idée d’écriture poétique pour marionnettes. Les textes classiques sont rares. Maurice Maeterlinck a dédié aux marionnettes des drames comme Alladine et Palomides, Intérieur, La Mort de Tintagiles. Ils sont rarement joués, peut-être même sont-ils injouables, appartenant plus à un rêve de marionnettes qu’à la réalité de leur langage. Et quand les marionnettistes se tournent vers Maeterlinck, ils choisissent plutôt L’Oiseau bleu qui était en principe destiné aux acteurs proprement dits. Quant à L’Ours et la lune, de Paul Claudel, pièce écrite en principe pour les marionnettes, elle n’est guère compatible avec leurs exigences. À cet égard, Michel de Ghelderode affirmait que ses pièces « pour » marionnettes avaient été écrites, en réalité, pour des acteurs et que l’étiquette « pour marionnettes » signifiait une sorte de défi ironique lancé aux acteurs qui n’auraient jamais accepté de jouer dans ces pièces trop novatrices. En effet, très souvent, dans un texte écrit pour marionnettes, s’inscrit aussi une conception de la dramaturgie, ce qui explique la tendance, de la part des compagnies, à passer commande à des auteurs, romanciers, poètes, à travailler avec eux (la compagnie Arketal et Jean Cagnard, le Clastic Théâtre et Daniel Lemahieu) ou à s’approprier des textes qui, sans être écrits spécialement pour marionnettes, sont compatibles avec ses codes – ceux de Matei Visniec, Jacques Jouet, Valère Novarina, Jean-François Peyret ou encore Howard Barker avec All he fears (1993) – et à engager les auteurs dans une nouvelle écriture textuelle pour une nouvelle dramaturgie. Des pièces dont rien n’indique qu’elles ont été écrites en pensant aux marionnettes leur conviennent pourtant parfaitement. Quelques classiques du théâtre d’acteurs sont très proches de l’univers de la marionnette : peu ou pas d’évolution psychologique, un rythme serré, des répliques brèves, un ton éloigné du réalisme, un mélange de poésie et d’ironie… leur langage est bien celui du théâtre des pantins. C’est le cas du Léonce et Léna de Georg Büchner, de nombreuses comédies de Ramón del Valle-Inclán ou des pièces de Federico García Lorca, qui connaissait bien les títeres pour les avoir manipulés, peut-être aussi d’une pièce d’Henri Michaux, Chaînes, qui reste à monter, ou de La vieille vache se meurt, œuvre pratiquement inconnue d’Edward Gordon Craig… Des textes de Samuel Beckett, Bertolt Brecht, Eugène Ionesco, Fernando Arrabal ont également été montés en marionnettes, sans doute grâce à leur langage ramené à l’essentiel. Quant au Vieux de la montagne (1896) d’Alfred Jarry, ce sont les marottes du Teatro Antonin Artaud qui, en 1970, les premières, portèrent en scène ce chef-d’œuvre réputé injouable où seul Raymond Queneau avait décelé « le port saccadé des marionnettes ». Alfred Jarry et son Ubu roi méritent une place à part. Ubu roi, œuvre charnière du théâtre moderne fut jouée en marionnettes par Jarry lui-même et c’est son style « brut », issu du répertoire potachique, qui scandalisa le public et la critique lors de sa création au théâtre en 1896 et révolutionna l’art du théâtre.

Le dramaturge idéal

Comment écrire un scénario pour marionnettes ? Au départ, l’auteur, souvent marionnettiste lui-même ou lié à des marionnettistes, a une idée. Un scénario en naîtra, définissant personnages, situation, action et dialogues. Si la forme du spectacle est fixée d’avance comme dans le théâtre traditionnel, ce texte peut suffire. Mais dans la création contemporaine, les interprètes vont le modifier, beaucoup plus peut-être que dans d’autres formes de théâtre. Chaque forme animée, chaque élément de l’image totale que cherchent les montreurs d’aujourd’hui, va imposer ses exigences au scénario. L’idéal serait donc que le scénariste travaille et modifie son texte en même temps que sont construites les marionnettes, les décors, le dispositif visuel, voire la musique, et que s’élabore la mise en scène. Le travail des marionnettes s’avère global et les divers éléments de la construction du spectacle y sont liés. La réalisation d’un spectacle de marionnettes est donc un véritable montage dont chaque élément affronte les exigences des autres. Le texte est l’un de ces éléments, mais il devra composer avec les exigences des autres langages (musique, image, type de manipulation). Peut-on d’ailleurs se passer de texte ? Beaucoup de marionnettistes ont tenté l’expérience, ne serait-ce que pour diffuser leur œuvre au-delà des frontières linguistiques. On assiste au développement des spectacles à caractère musical où quelque-fois même les instruments de musique sont utilisés comme marionnettes, mais une tendance encore plus marquée est celle du théâtre d’images. C’est dans cette mouvance que le rapprochement profond entre théâtre et théâtre de marionnettes est peut-être en train de se réaliser. Il suffit de penser à Hamlet Machine de Heiner Muller, mis en scène par El Periférico de Objetos, à l’adaptation du Grand Cahier d’Agota Kristof par la compagnie chilienne La Troppa sous le titre de Los Gemelos, aux textes de Valère Novarina ou de Didier-Georges Gabily. La tendence vers un théâtre du silence, et  un théâtre de l’image proche du mime semble montrer qu’un support écrit, même minimal, est nécessaire au théâtre de marionnettes pour aller au-delà d’un simple sketch, d’un numéro de bravoure ou d’une courte pantomime (Le Bonhomme en mousse de Jordi Bertram, par exemple). Mais l’expérience, malgré quelques belles réussites, semble montrer qu’un support écrit, au moins minimal, est nécessaire au théâtre des marionnettes. Tout au moins au-delà de la durée d’un sketch, d’un numéro de bravoure ou d’une courte pantomime (Le Bonhomme en mousse de Jordi Bertram, par exemple). Finalement, les marionnettes aiment donner la réplique : héritières d’ancêtres à la langue bien pendue, elles sont aujourd’hui encore porteuses d’un verbe et d’un art dramatique qui à leur tour, les soutiennent et les transportent.

Des scénarios de l’imaginaire

Le comédien peut se déguiser en ogre ou, plus difficilement, en éléphant. La marionnette peut être ogre, éléphant, panthère, lutin, diable, fantôme. Elle peut se dédoubler, se cloner, se transformer, perdre sa tête en scène et l’emporter sous son bras. Elle est la concrétisation (on n’ose dire l’incarnation) scénique idéale des personnages irréels ou surréels, des héros des contes et légendes, des archétypes. Elle peut devenir, dans sa figuration même, et non seulement dans son geste, le signe ou le symbole qu’elle représente, car, comme le disait Roland Barthes « elle anime l’inanimé ». Elle mérite un théâtre d’images et d’imagination écrit pour elle et avec elle. « Son spectacle, dit le marionnettiste catalan Joan Baixas, doit produire l’étrangeté d’un rêve. » De nouveaux horizons ont été désormais ouverts par las technologies numériques qui dans le jeu élément de dramaturgie : des œuvres du Canadien Robert Lepage ou du Sud-Africain William Kentridge aux mouvements de la danse contemporaine où les systèmes de captation du mouvement inventent une véritable écriture.

(Voir aussi Répertoire.)

Bibliographie

  • “Écritures Dramaturgies”. Puck. No. 8. Charleville-Mézières: Éditions de l’Institut international de la marionnette, 1995.
  • Écriture et Marionnette. Actes des journées nationales des écritures pour la marionnette (Auray, 25-26 mars 2003). Saint-Brieuc: Théâtre s en Bretagne, 2004.
  • Eruli, Brunella. “Texte et ‘pratique’ dans le théâtre de marionnettes”. Les Marionnettes. Paris: Bordas, 1982; repr. 1985 and 1995.
  • Lecucq, Evelyne. “Voix d’auteurs et marionnettes”. Alternatives théâtrales. No. 72: Voix d’auteurs et marionnettes. Bruxelles: Alternatives théâtrales/Institut international de la marionnette, avril 2002.
  • Lemahieu, Daniel. “Écrire pour la marionnette?”. Mû, l’autre continent du théâtre. No. 6. Paris: THEMAA, 1996.