Avant le XXe siècle, les textes écrits sur l’art de la marionnette asiatique sont rares. Le Nâtya-shâstra (Traité de la danse), attribué à Bharata Muni, est daté entre le IIIe siècle avant et le IIIe après J.-C tandis que les traités herméneutiques japonais du de Zeami Motokiyo (ou de son neveu Komparu Zenchiku) datent des XIVe- XVe siècles. Ces textes fondamentaux cependant n’ont qu’un lien indirect avec le théâtre de marionnettes. Le drame sanskrit et le s’adressaient avant tout aux élites de la société en quête de la pureté des rasa hindous dans un cas (les essences émotionnelles au fondement de la force évocatrice de l’art, dont la passion érotique, le comique et l’humour, le pathétique, la colère, la peur, le dégoût ou l’émerveillement) ou du yugen ou monotami dans l’autre (la beauté éphémère ou le réalisme émotionnel au Japon). Les marionnettistes, en revanche, développèrent plus souvent des « stratégies » qui pouvaient unifier les publics par-delà les appartenances de caste, de classe ou d’origine ethnique, et mélanger le comique et le sérieux pour atteindre une plus large audience. On peut trouver parfois des références aux intentions esthétiques dans certains écrits de lettrés mais elles ne proviennent pas des marionnettistes eux-mêmes et s’il existe des manuels de bunraku (ningyō jōruri) du XXe siècle ou de wayang (Dharma Pawayangan Le Livre du [lier]dalang[/lier], à Bali), ils contiennent surtout des instructions s’adressant aux artistes, des règles pratiques ou des mantras, mais rarement des affirmations d’ordre esthétique. Malgré ces difficultés et la grande diversité des aires culturelles concernées, on peut établir un certain nombre de principes généraux autour desquels s’organisait, avant l’intrusion de la modernité dans les années cinquante, l’esthétique de l’art de la marionnette en Orient.

Quelques notions fondamentales

La terminologie change en fonction de l’aire culturelle concernée. Seuls quelques termes sélectionnés peuvent être présentés ici.

L’Inde

L’art de la marionnette indien a certains rapports avec la théorie des rasa développée dans le Nâtya-shâstra, mais au lieu de choisir un rasa particulier pour une représentation donnée, comme devait le faire un auteur dramatique, les marionnettistes avaient tendance à mélanger trois bhava (sentiments qui conduisent à l’état rasa) – habituellement l’amour, l’humour et l’héroïsme – afin de faire naître la bhakti (la dévotion religieuse portée à une divinité particulière) dans le cœur du spectateur. Tandis que le spectacle indien peut relater des épisodes variés, les artistes contemporains privilégient souvent l’incarnation du dieu Vishnu. Le montreur-narrateur utilise la version du texte en langue locale pour éveiller chez le spectateur la ferveur religieuse qui le portera à vénérer Vishnu dans l’une de ses dix manifestations. L’humour, avec ses nuances sexuelles, est exprimé à travers la figure du clown.

L’Indonésie

Une dichotomie de base à Java, à Sunda et à Bali est celle entre alus (raffiné) et kasar (grossier). Le premier terme est associé avec les raffinements et les palais : ainsi, une marionnette bien faite, une manière complexe et détournée de parler, des mouvements de danse tournoyants sont alus. À l’inverse, des gestes brusques, des mouvements directs et des affirmations tranchées, et les individus de classe inférieure sont kasar. À l’origine, ce système est peut-être né d’une perception du monde des esprits, les dieux étant subtils et complexes, et se mouvant de manière circulaire, à l’inverse des démons qui sont simples et suivent une ligne droite. Des princes alus, comme Arjuna, sont ainsi les héros et leur compère est le clown Semar, au caractère kasar. Ainsi, tandis que les parties comiques du spectacle peuvent être kasar, une représentation de qualité doit aussi contenir des éléments alus, s’approchant alors du monde complexe dans lequel nous vivons. Un autre concept s’appliquant au spectacle de marionnettes est celui de ramai (affairé, excitant). Une représentation ramai est celle dont le public est large et impliqué, où le spectacle est animé et autour de laquelle, on joue, on mange, on vend : une atmosphère de tous les jours qui exclut donc l’ennui ou prévient l’intrusion des esprits malins.

La Chine

Le théâtre de marionnettes chinois est étroitement lié à l’opéra de Pékin (jingju) et à d’autres formes régionales d’art lyrique dans sa synthèse entre texte, chant, dialogue et mouvement. Comme en Indonésie, la rondeur (yuan xing) est préférée, dans le mouvement comme dans la musique. Si le théâtre distingue le sérieux (da xi) et le comique (xiao xi), dans le théâtre de marionnettes, l’opposition entre wu (ce qui est martial, y compris l’acrobatie et les arts du combat) et wen (qui désigne à la fois ce qui est domestique, émotionnel et le chant) est plus pertinente. Le répertoire est ainsi divisé en pièces considérées comme martiales (représentant des épisodes historiques et épiques) et d’autres plus proches de la vie quotidienne des XVIe-XIXe siècles. Le wu et le wen dérivent de la pensée taoïste divisant le monde en catégories yang (masculin/hiver/martial) et yin (féminin/été/domestique). Le marionnettiste confirmé doit pouvoir exprimer les deux.

Le Japon

Au Japon, les catégories du jeu sont le jidaimono (récits historiques) et le sewamono (contes domestiques) probablement empruntées à la division wu/wen chinoise. Les pièces d’histoire suivent la structure jo-ha-kyu (début-milieu-apogée) du et présentent, tout comme ce dernier, leur sommet émotionnel au milieu, dans la section ha. Les pièces domestiques furent notamment élaborées par Chikamatsu Monzaemon (1653-1725) qui proposa une nouvelle structure en trois actes dans ses récits sewamono qu’il emprunta à des scandales en cours mais qu’il situa dans le passé pour échapper à la censure. Un de leurs thèmes favoris était l’impossible amour d’un jeune homme et d’une geisha aux prises avec la société, qui jamais ne les laisserait vivre heureux ; l’histoire se concluait par un voyage (michiyuki) et leur suicide, dans un adieu à ce « monde flottant ». Pris dans les serres d’un monde où le devoir (giri) et le sentiment humain (ninjo) s’opposent éternellement, les récits historiques ou domestiques reflètent l’aspiration passionnée d’une génération à une autre incarnation autorisant davantage d’espace à l’expression personnelle. Les artistes parlent du hara (l’énergie ou le pouvoir localisé dans l’abdomen) qui doit être capté pour bien manipuler la marionnette et du kokoro (cœur), nécessaire pour atteindre l’expression appropriée à travers la manipulation, la narration et la musique. Ces idées trouvent leur source dans la pensée religieuse.

La primauté de l’épopée

Au commencement était l’histoire. En Asie, des conteurs (tantôt des chanteurs aveugles tantôt des propagandistes hindous, musulmans ou bouddhistes) ont probablement devancé ou même introduit les divers genres de marionnettes (voir Conteurs). Afin de gagner un public plus large, ils utilisaient certaines traditions ou accompagnaient leurs récits d’images, donnant naissance aux spectacles avec rouleaux que l’on retrouve dans toute l’Asie, de l’etoki au Japon, au pien en Chine, en passant par le wayang beber en Indonésie et le pabuji pars en Inde ou le pardeh en Iran. Des figures furent alors découpées et séparées de leur cadre et finalement manipulées. Des répliques en bois des figures des temples furent aussi fabriquées et utilisées pour illustrer les récits par la danse. Ces récits constituent, en fait, la grande histoire qui induit l’épine dorsale morale et religieuse de la culture.

En Inde et en Asie du Sud-Est, le Râmâyana et le Mahâbhârata sont les textes les plus prisés ; l’épopée du Roi des Singes (rapportée dans Le Voyage en Occident Xiyou ji de Wu Cheng’en) ou celle de la femme serpent (du Serpent blanc Baishe zhuan) en rébellion contre le système patriarcal et monastique, ou les histoires des hommes qui se battent pour la justice dans Les Trois Royaumes (Sanguo zhi yanyi) ou Au bord de l’eau (Shuihu zhuan), sont les récits les plus populaires en Chine, tandis que les contes japonais privilégient l’histoire du loyal samouraï du clan Heike ou celle de la princesse Jôruri. Chanter une grande et belle histoire, est considéré partout comme la quintessence de l’art de la marionnette. Même les épisodes d’amour, qui devinrent prédominants dans de nombreuses régions à partir du XVIe siècle, ne sont pas des idylles de tous les jours mais bien plutôt des passions qui transcendent la mort et se réincarnent, ou encore des amours mythiques comme celui de Krishna et Radha où l’amour divin et l’érotisme humain sont intimement liés. Ces récits puissants devaient pour s’exprimer pleinement s’appuyer sur le mouvement, la musique et l’image. De magnifiques figures représentant des types conventionnels (l’homme, la femme, le démon) devaient exprimer l’essentiel et seuls des détails dans les costumes ou dans la coiffe devaient différencier un héros ou une femme d’un(e) autre. La même stylisation devait être atteinte dans les sons et les mouvements. La prééminence est toutefois donnée au chanteur et narrateur. Celui-ci structure le spectacle, dit le texte, assurant parfois tous les dialogues à la fois, conduit les musiciens qui doivent suivre le mouvement dansé en introduisant des effets sonores, donne la réplique aux marionnettistes (quand il n’est pas lui-même le manipulateur) et improvise des plaisanteries.

La marionnette, modèle du théâtre d’acteurs

L’idée que l’art de la marionnette est en même temps plus élaboré et plus ancien que le théâtre d’acteurs est très répandue en Asie. On la trouve à Java à propos du wayang qui aurait précédé le drame dansé, en Thaïlande, où le chercheur Dhaninivat pense que la danse des masques (khon) dérive du théâtre d’ombres, en Inde où l’on note qu’un directeur de troupe s’appelle sutradhara (celui qui tient les ficelles), ce qui laisse supposer que le drame sanskrit pourrait être modelé sur un spectacle de marionnettes. Les Coréens remarquent aussi que le jeu de marionnettes et la danse des masques (talchum), les plus anciennes formes dramatiques, ont en commun certains personnages et certaines scènes. Les spécialistes japonais rappellent enfin que pendant des centaines d’années, le ningyô-jôruri (voir Bunraku) et le kabuki interagissaient, les poupées (ningyô) représentant l’ « art » par excellence et le spectacle de divertissement kabuki leur empruntant un tiers de leur répertoire. Les musiciens et les acteurs à travers l’Asie partagent des idées avec les marionnettistes. Ils leur empruntèrent souvent des thèmes, des scénographies, des mouvements et des airs de musique. C’est particulièrement le cas pour le mouvement des acteurs. Dans l’apprentissage de la danse de Sunda à l’Ouest de Java, les mouvements du wayang golek doivent aider l’élève à maîtriser son style. L’esthétique flottante du danseur javanais est par ailleurs empruntée au théâtre d’ombres. De même, la danseuse birmane fait « pendre » son corps à ses épaules et manipule ses membres à l’image des marionnettes yokthe pwe. Enfin, l’odori du kabuki et la danse de la geisha (buyô) imitent la danse du jôruri. L’esthétique des principaux genres de danse asiatique semble ainsi avoir été inventée sur les tréteaux de marionnettes et parce que la marionnette est plus ingénieuse, le bon acteur doit lui ressembler.

Religion populaire et esthétique de la marionnette

Les modèles que l’on peut observer pourraient provenir de l’arrière-plan religieux sur lequel s’appuie l’art, en particulier celui de la marionnette, dans la mesure où celui-ci révèle la nature extra-mondaine des choses. À la différence des Occidentaux qui pensent que l’art peut approcher l’expérience vécue et la réalité de notre monde environnant, de nombreuses religions asiatiques considèrent que cette expérience est « mensonge » et que ce monde n’est qu’apparence, maya (en Inde), monde de la « poussière rouge » (en Chine) ou « flottant » (au Japon) qui obscurcit la vue et cache le « jeu divin ». Dans cette optique, l’irréalité de l’art fait sa force. Elle permet d’esquiver et de franchir le temps. L’art n’est toutefois pas éclaircissement mais l’une des pratiques humaines qui permet d’atteindre l’illumination. Aussi bien l’animisme, le chamanisme que les religions transnationales y compris l’hindouisme tantrique, le bouddhisme mahâyâna (du « Grand Véhicule »), le taoïsme ou les variantes soufies de l’islam ont considéré les arts comme un moyen de comprendre plus clairement l’Univers.

L’animisme, le chamanisme et le tantrisme

À la différence du christianisme qui distingue clairement le divin de l’humain et pour qui l’homme, en vertu de l’âme qui lui a été donnée, a la maîtrise du monde matériel et animal, l’animisme voit le cosmos de façon moins différenciée. Le divin et le démoniaque peuvent apparaître sous les mêmes formes et pénétrer les choses. Par exemple, à Java, sakti (le pouvoir) est aussi bien dans la roche, les cours d’eau, les arbres, les animaux que dans l’homme. Dans de nombreuses régions d’Asie, où les marionnettes sont devenues populaires, on trouve des pratiques autochtones utilisant les objets considérés comme la demeure provisoire de ces forces surnaturelles. Le pouvoir de la marionnette vient ici de sa matérialité propre et peut être augmenté si elle est fabriquée avec attention. Le cuir de la marionnette dans le théâtre d’ombres conserve la vie de l’animal et le pouvoir de l’arbre se transmet au masque. Dans le chamanisme, répandu en Asie du Sud, du Sud-Est et du Nord-Est, les marionnettes et les masques peuvent être utilisés pour représenter les morts et le marionnettiste peut faire appel à la technique des ombres pour montrer le monde invisible. De même l’usage de timbres variés de voix permet d’exprimer différents esprits.

Les religions transnationales

À l’opposé de la conception platonicienne d’un monde des ombres qu’il faut dissiper pour accéder à la lumière, le public asiatique est appelé à se concentrer sur le geste du marionnettiste, fusion de la marionnette et de l’acteur. L’interpénétration entre le cosmique (le marionnettiste-Dieu) et l’éphémère (la marionnette-créature) est au cœur de cet art premier comme l’illustrent, par exemple, un passage de la Bhagavad-Gîtâ, où Krishna parle de « marionnettes dans un jeu d’ombres » manipulées par Dieu, ou encore Le Livre de Cabolek, probablement écrit par le poète Yasadipura I (1729-1803) de la cour de Surakarta, comparant le corps à une marionnette. Une telle idée est au cœur des exorcismes javanais (ruwatan) et laisse supposer que l’accès du marionnettiste au pouvoir spirituel dérive de l’acte de jouer. Si la condition humaine est comparable à celle d’une poupée manipulable par les dieux, en comprenant cela, le marionnettiste acquiert un pouvoir quasi divin d’exorcisme et de guérison. Ces conceptions sont partagées par le bouddhisme du Grand Véhicule, par l’hindouisme, le taoïsme et le soufisme, et elles possèdent aussi un fondement tantrique. Le tantrisme conçoit les mondes matériel et spirituel comme intimement liés. Il utilise les images sensuelles pour déclencher ou diffuser la compréhension de la réalité cosmique. Ses méthodes incluent les yantra (diagrammes révélant des principes cosmologiques), les mantra (sons et passages poétiques qui aident à atteindre l’illumination), les mandala (structures visuelles élaborées à partir des canevas simples des yantra) et les nyasa (méthodes rituelles consistant à inscrire sur différentes parties du corps des sons, des syllabes et des images dans un rite symbolique d’union entre le pratiquant et le divin, induisant l’illumination). Si ces concepts semblent très éloignés des pratiques esthétiques, ils ont infiltré de nombreux arts populaires, particulièrement entre le VIe et le XIVe siècles, lorsque les conteurs-prosélytes se répandirent le long des routes terrestres et maritimes de l’Asie, marquant l’art de la marionnette de différents pays.

Chaque pays peut présenter des spécificités nationales mais on retrouve des modèles communs. Ainsi, des scènes d’ouverture (par exemple, Murwa, Djanturan à Java, sbhalaksana dans le gombeyata du Sud de l’Inde) et certaines formules « sulul, kekawan » à Java ou « mangalam » dans le gombeyata sont très proches des mantras. En Birmanie ou en Chine, des yantra peuvent être inscrits aussi sur les corps des marionnettes qui peuvent être sculptées selon des règles édictées par les textes tantriques Le kayon (l’Arbre de vie) dans l’art de la marionnette d’Asie du Sud-est est une image du mandala représentant le cosmos sous la forme d’un élément du microcosme. Ou encore, dans le rite d’exorcisme ruwatan en Indonésie et en Malaisie, le dalang lit les syllabes inscrites sur le corps du démon afin de l’exorciser en même temps que les spectateurs. Ces syllabes font partie d’un mantra qui inclut la disposition de la scène des marionnettes (le tronc de bananier, la lampe, l’écran, le cadre) qui imite le cosmos et tandis que le corps humain représentante le microcosme. Ces syllabes ont sans doute leur origine dans une cérémonie nyasa, ce qui explique pourquoi le marionnettiste est identifié au dieu de l’Univers.

On trouve aussi une distribution des couleurs reliée à une cosmologie des quatre points cardinaux et du centre en Asie du Sud, du Sud-Est et du Nord-Est. Par exemple, en Inde, le blanc (est), le rouge (sud), le vert (nord), le bleu (ouest) ; à Java, le blanc (est), le rouge (sud), le jaune (ouest), le noir (nord), bien que ces conventions changent parfois ; en Corée, le bleu/vert (est et bois), le rouge (sud et feu), le blanc (nord et métal), le noir (nord et eau), le jaune (centre et terre). Cette roue de couleurs mystique est non seulement liée aux éléments mais aussi à une typologie : masculin, féminin, androgyne/bouffon, guerrier, démon. Une distribution que l’on retrouve par exemple (en laissant de côté les rôles de bouffon) dans les marionnettes indonésiennes avec l’homme raffiné (alus), la femme (putri), le premier ministre (kras), le roi-démon (râwana / denawa) – parmi les principaux masques, marionnettes et rôles de théâtre. En Thaïlande, on trouve un prince (phra), une princesse (nang), un singe (ling) et un démon (yak). En Chine, les rôles principaux sont ceux du mâle (sheng), de la femme (dan), du vieil homme (lao, parfois confondu avec sheng) et le visage peint (ching). Les morceaux musicaux reliés à ces différents types forment l’arrière-plan des pièces. Le choix d’un seul narrateur qui parfois présente tous les types de marionnettes ou la plupart d’entre eux, vient peut-être du besoin d’exprimer cette idée cosmique selon laquelle tous les personnages, humains, démoniaques ou divins relèvent de la même force.

Le personnage du bouffon est une autre constante que partagent différentes formes de spectacles. Il peut être androgyne comme dans le wayang mais aussi posséder un caractère phallique prononcé. À Java, Semar (Caché) appelé aussi Sanghyang Ismaya (Dieu de l’Illusion) pourrait être lié, à travers le bouddhisme mahâyâna, au chou (clown) chinois ou peut-être même à Hong-yi, la figure phallique dans le kkoktu-gaksi norum coréen. Il est possible aussi que les bouffons androgynes soient nés de la philosophie tantrique selon laquelle les composants féminins et masculins en chaque être, doivent s’épouser pour donner naissance à une âme éclairée. Le clown est généralement considéré comme personnage essentiel et, souvent, la comédie l’emporte sur le spectacle épique, au contraire de l’Occident où la comédie est souvent dénigrée ; par contre, dans les régions du sud et du sud-est asiatique on donne au clown la place d’honneur. Il parle pour les « petites gens » et a des liens avec le monde agricole. Le sexe et la scatologie sont naturels pour le clown tout comme la critique politique des injustices. Dans certaines régions, il est considéré comme un héros ou même un personnage divin qui donne, à la comédie, un statut qu’elle n’a pas en tous lieux.

Le théâtre contemporain

Ces idées religieuses ne sont aujourd’hui bien souvent plus que des vestiges. Toutefois, s’ils ne savent pas nécessairement ce qu’ils disent lorsqu’ils entonnent un ancien mantra, les marionnettistes savent que leurs mots sont puissants. De même, la raison pour laquelle ils utilisent une voix particulière pour tel démon ou telle princesse leur est devenue peut-être inconnue, mais ils ont pleinement conscience de l’efficacité du système des types. Les religions tendent à s’éteindre mais l’esthétique qu’elles ont engendrée perdure.

On peut voir des spectacles de type Muppets dans un show télévisé thaï, des marionnettes sur eau vietnamiennes exalter l’idéal égalitaire de l’état socialiste, des marionnettistes « marxistes » du Bengale (Inde) entonner des chants au contenu très social. On peut aussi voir l’élite de Bangkok redécouvrir l’identité aristocratique thaï dans le théâtre de marionnettes hun krabok et de jeunes dalang balinais assis sur des skateboards traverser de vastes écrans utilisant des ombres et des projections PowerPoint dans des spectacles qui tentent d’exorciser le traumatisme créé par l’attentat meurtrier de Bali… Si l’on ne peut appliquer à ces multiples créations contemporaines un principe esthétique unique, la plupart des maîtres marionnettistes d’aujourd’hui ont pleinement conscience d’être les héritiers d’une très riche et ancienne tradition. À l’instar de leurs prédécesseurs itinérants transportant leurs théâtres d’ombres et de marionnettes à travers l’Asie, ils peuvent eux aussi penser que leur art est essentiel parce qu’il nous libère du « moi » illusoire de tous les jours et parce que la musique, la danse et les images nous permettent d’accéder à une identité infiniment plus large et plus puissante. Ce qui est considéré aujourd’hui comme des caractéristiques esthétiques – couleurs, costumes, goûts musicaux, styles dramatiques – a ainsi été forgé pendant des siècles par la culture, tout comme Sun Wukong, le Roi-Singe, le fut par une alchimie du taoïsme de Laozi ou transformé, à l’instar du singe hindou Hanuman, dans le cadre du bouddhisme thaï ou de l’islam soufi de Java.

Si nous prenons en compte l’esthétique contemporaine, nous devons inclure la reformulation asiatique de théoriciens occidentaux, de Stanislavski à Brecht, d’abord accueillis parmi l’élite, au XXe siècle, puis dont les conceptions ont été reformulées et partagées par de nombreux groupes. Quand l’esthétique a donné naissance à des dialogues globalement partagés, les théoriciens asiatiques ont contribués aux débats. En 1970, par exemple, dans le domaine de la robotique, le théoricien japonais Masahiro Mori introduisit l’idée de « vallée dérangeante » – selon laquelle si le comportement d’une figure devient davantage humain, il va créer une plus grande empathie jusqu’à un point où apparaitra un sentiment de dégout. Il appela ce point entre « à peine humain » et « totalement humain » la « vallée dérangeante » et il perçut la figure du bunraku comme un point de ce graphique. Plus récemment, il a pointé les images de Bouddha qui ont une beauté surpassant la vie. Une fois de plus, il se base sur une esthétique qui vient de son cadre culturel japonais. Son travail a eu un impact considérable sur la robotique et l’utilisation des marionnettes au théâtre, comme au théâtre de robots humanoïdes de Hirata Oriza et d’autres. C’est seulement un exemple de théories asiatiques contemporaines.

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