Dès leur naissance, probablement au XIIe siècle, les foires furent l’occasion de spectacles saisonniers et de célébrations festives. Mais c’est à partir du XVIe siècle, lorsque le théâtre professionnel étendit son calendrier de représentations à l’année entière, que s’y multiplièrent les genres de spectacles décrits notamment par Tomaso Garzoni, dans La Piazza universale di tutte le professioni del mondo (La Place universelle de toutes les professions du monde, Venise, 1585). Dans toute l’Europe se tenaient alors des foires qui étaient autant de lieux d’échange mais aussi de spectacles payants attirant tout naturellement les artistes ambulants. Saltimbanques, jongleurs, funambules y côtoyaient vendeurs d’onguents et de parfums, oculistes et arracheurs de dents, qui profitaient de ces attractions pour attirer le client. Les foires duraient de quelques jours à plusieurs semaines et correspondaient généralement à des festivités, à célébrations de saints ou à périodes agricoles spécifiques. Les stands pouvaient être déplacés ou maintenus d’une année sur l’autre. Les principales foires, celles de Londres, de Paris, de Hambourg, de Saint-Pétersbourg, furent fréquentées pour les spectacles qui s’y donnaient, au point que leur ouverture finit, même en Hollande, aux XVIIIe et XIXe siècles, par indiquer le début de la saison théâtrale. Vers le milieu du XIXe siècle, un peu partout en Europe, des foires perdirent leur caractère commercial pour devenir essentiellement des lieux de spectacle.

Les marionnettes de foire au XVIIIe siècle

Les marionnettes ont toujours élu domicile dans les foires. Les toiles colorées similaires à des rideaux servaient de panneaux publicitaires : à l’entrée du grand marché, une marionnette animée pouvait signaler au chaland la présence de spectacles qui, ne nécessitant qu’une installation rudimentaire, n’étaient pas nécessairement représentés dans un espace bien défini. En Angleterre, dès 1614, la pièce de Ben Jonson, Bartholomew Fair (La Foire Saint-Barthélemy) atteste la présence de marionnettes sur cette foire, à Londres. En 1660, la même foire accueillait les personnages de [Punch] et de Punchinello, descendants de [Pulcinella]. D’autres spectacles de marionnettes étaient tirés d’épisodes bibliques ou de légendes populaires. Autour de 1730, Yeates utilisait de petits théâtres à l’italienne avec quelque deux cents figures mues par un mécanisme d’horlogerie tandis que, à la fin du XVIIIe siècle, Jobson présentait un répertoire avec Punch (avec des figures de cire également) et Flockton des petits [fantoches] « italiens ». En Russie, le répertoire traditionnel des marionnettistes était centré sur le personnage de [Petrouchka] et sur une danse de marionnettes accompagnée de chansons et d’un orgue de barbarie.

Mais c’est à Paris, aux XVIIe et XVIIIe siècles que le « théâtre de la foire » fit son apparition et devint un véritable vivier pour tous les genres de théâtre populaire. De la fin du XVIIe siècle à 1762, année de fusion de la principale « troupe foraine » et de la Comédie-Italienne, ce théâtre connut le succès dans les deux plus importantes foires de la capitale : la foire Saint-Germain et la foire Saint-Laurent, qui devint foire Saint-Ovide à la fin du XVIIIe siècle. La première se tenait du mois de février au dimanche des Rameaux et la seconde entre la fin du mois de juin et septembre. Soumis à la concession de licences et de privilèges, rivaux du théâtre « officiel » dans la mesure où ils attiraient pratiquement le même public, les artistes de foire étaient souvent obligés de changer de genre ou de modifier leur répertoire : on pouvait ainsi voir des acteurs à qui l’on avait interdit de jouer se reconvertir dans le chant, dans la danse ou dans le théâtre de marionnettes. Mais l’inverse advenait également lorsque les marionnettistes inséraient dans leurs spectacles des épisodes « vivants », les transformant ainsi graduellement en théâtre d’acteurs. Si les théâtres bénéficiant d’un privilège exclusif intervenaient contre cette concurrence, ces artistes redevenaient alors marionnettistes.

Le premier artiste célèbre pour ses spectacles de marionnettes « foraines » fut, semble-t-il, Fanchon (ou François) [Brioché] en 1657. Jean-Baptiste Archambault, danseur de corde à la foire Saint-Laurent en 1670, lui succéda. En 1675, le roi autorisa Dominique de Normandin à représenter des spectacles avec la troupe royale des Pygmées qui deviendra en 1677 le théâtre des Bamboches. Au XVIIIe siècle, les scènes des théâtres de marionnettes devinrent plus complexes : on sait par exemple qu’en 1762, le marionnettiste [Jean-Baptiste Nicolet] provoqua un incendie avec des feux d’artifice prévus dans son spectacle. À la fin du siècle, alors que des restrictions étaient imposées au théâtre d’acteurs, de nombreux dramaturges commencèrent à composer des drames pour marionnettes. En 1772, Lesage, Fuzelier et d’Orneval, fondèrent avec les marionnettistes Antoine Delaplace, Charles Dolet et [Alexandre Bertrand], le Théâtre des marionnettes étrangères qui obtint un tel succès qu’il présenta ses spectacles du matin jusque tard le soir.

Cette compagnie témoigne de la présence d’un théâtre de marionnettes  « régulier » au sein des foires, ce qui d’ailleurs pouvait être aussi le cas du théâtre d’acteurs. Si [Arlequin] était le héros comique du théâtre d’acteurs, [Polichinelle], proche parent de l’Italien Pulcinella, s’imposa dans celui des marionnettes. Souvent, le répertoire de ce genre forain comprenait des parodies d’œuvres à succès du théâtre de l’époque, comme par exemple Le Glorieux de Destouche, mis en scène par Nicolas Bienfait II (voir [Nicolas Bienfait]).

Le XIXe siècle

Au début du XIXe siècle, certains marionnettistes actifs dans les foires parisiennes s’installèrent boulevard du Temple. Les baraques rudimentaires se transformèrent au cours du XIXe siècle en théâtres construits en bois et décorés, démontables et transportables comme ce fut le cas par exemple du théâtre de la famille [Schichtl] en Allemagne, du Petit-Poucet en France ou du Lawrence’s en Angleterre. À partir de la Restauration surtout, les spectacles de marionnettes obtinrent un succès croissant dans les foires de province. Ainsi, à Bordeaux, à la foire des Quinconces, on pouvait voir [La Tentation de saint Antoine] présentée par le théâtre Guérin. Le répertoire était celui des féeries et des mélodrames et de nombreux théâtres alternaient acteurs et pantins tandis que, dans la seconde moitié du siècle, plusieurs montreurs passèrent au théâtre d’acteurs. Il semble que la dernière compagnie française de la tradition foraine ait été le théâtre des Lilliputiens qui resta active jusqu’à la fin des années trente. À partir de la moitié du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe, aux marionnettes s’ajoutaient aussi des spectacles mécaniques et optiques, des panoramas ou encore le [theatrum mundi], exhibition d’un paysage avec des figures actionnées par le bas, à la main ou par des mécanismes plus complexes. Ces figures pouvaient être en trois dimensions, mais le plus souvent il s’agissait de silhouettes plates apparentant plus ce type de spectacle à celui d’images en mouvements qu’au théâtre de marionnettes au sens strict. La combinaison de ces différents genres donna naissance à des programmes proches de ceux des [variétés]. Dans les foires, tout ce qui présentait un caractère inhabituel, magique ou exotique, devenait spectacle. Parmi tous ces genres « excentriques », les « phénomènes » ou prodiges (l’homme à deux têtes, l’homme sanglier, la femme qui parle sans langue, les géants et géantes, les dresseurs de singes, de rats et de puces … ) appartiennent à cette catégorie grotesque mêlant l’animal et l’humain, l’infra- et le supra-humain, que l’on pourrait lire aujourd’hui comme des figures bel et bien apparentées à celles des marionnettes. De même, on peut rapprocher de l’univers des créatures artificielles les boîtes catoptriques illustrées au milieu du XVIIe siècle par Athanasius Kircher (1602-1680), les mondi novi, les numéros des « panoramistes », les divers montreurs de phénomènes optiques et autres illusionnistes que l’on pouvait voir dans les foires. Théâtre de marionnettes, fantoches et guignol, ombres chinoises, lanternes magiques, mondo nuovo, panorama et dioramas étaient en effet tous montrés dans cet espace particulier qu’était la baraque de foire : un bonimenteur à l’entrée, parfois entouré d’acrobates ou de danseuses, invitait le public à assister au spectacle et le public était échauffé jusqu’à déclencher parfois des bagarres. Toute « excentricité » pouvait y trouver son espace, du théâtre mécanique aux « phénomènes » de foire, des figures de cire au théâtre anatomique, des thèmes qui seront amplement repris par le cinéma des années vingt. En Russie, la baraque de foire est nommée balagan (« remise », une construction éphémère aux fonctions diverses) et devint synonyme de spectacles populaires aux XVIIIe et XIXe siècles.

Le XXe siècle

Dans le climat d’expérimentation des avant-gardes russes du début du XXe siècle, l’expression balagan devint l’emblème d’un retour à la spontanéité et à la dimension physique des genres populaires, un mot d’ordre contre la fossilisation imposée par le théâtre bourgeois. Alexander Blok en célébra l’aspect à la fois fascinant et grotesque dans Balagantchik (La Baraque foraine, 1906) tandis que Meyerhold, les futuristes et Eisenstein en exaltèrent la vitalité. Le temps de la foire devint aussi un temps particulier qui marquait la sortie du quotidien, dont les racines étaient assimilables à celles de la fête des fous ou du [carnaval]. L’imaginaire de la culture allemande de la Jahrhundertwende (Tournant du siècle) est également fortement caractérisé par ces thèmes : il suffit de penser à Oskar Panizza qui dans Le Cabinet des figures de cire (1890) plaça une Passion et mort de notre Sauveur Jésus-Christ interprétée par des marionnettes – en fait des figures de cire animées par des mécanismes cinétiques et phoniques – dans une baraque de foire sur la place d’un marché.

Bibliographie

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  • Garnier, Jacques. Forains d’hier et d’aujourd’hui. Orléans: Garnier, 1968.[S]
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  • Impe, Jean-Luc. Opéra baroque et marionnette. Dix lustres de répertoire musical au siècle des lumières. Charleville-Mézières: Institut international de la marionnette, 1994.[S]
  • Maurice, Albert. Les Théâtres de la foire de 1660 à 1789. Paris, 1900.[S]
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