La République Indonésienne (en Indonésien : Republik Indonesia) est un archipel de l’Asie du Sud-Est composée de plus de 18 000 iles et des centaines de peuplades ethniques et linguistiques. C’est le quatrième pays le plus peuplé du monde. Depuis les premiers siècles de notre ère lorsque les empires maritimes et commerciaux de Srivijaya (VIIe-XIIIe siècles) et Majapahit (XIIIe-XVIe siècles) commerçaient avec l’Inde et la Chine, l’Indonésie est influencée par les cultures, les modèles politiques, et les religions étrangères, dont l’hindouisme, le bouddhisme, l’islam et le christianisme. Colonisée par les Pays-Bas pendant trois siècles et demi, l’Indonésie est devenue indépendante en 1945.
En Indonésie, État insulaire composé de plus de 13 000 îles dont près de la moitié sont habitées, l’art de la marionnette (wayang) et le théâtre de masques (topeng) servent de prototype au théâtre humain (wayang wong ou wayang orang, littéralement « marionnette humaine »). Le danseur humain cherche à imiter le mouvement de la marionnette, car l’artefact animé est plus propre à représenter l’idéal que l’enveloppe mortelle. Ainsi, la marionnette est considérée comme le spectacle le plus ancien, l’art le plus prestigieux et le modèle des autres genres théâtraux. (Pour un exemple de marionnette rituelle dans l’île de Sulawesi voir Tau-Tau).
Même si le XXe siècle a vu s’introduire de nouvelles formes de marionnette influencées par la télévision occidentale, la majorité des spectacles, au début du XXIe siècle, restaient enracinés dans la tradition du wayang. Le terme lui-même vient probablement de bayang, « ombre » ; les spectacles d’ombres, en effet, sont la branche principale de la tradition. Le wayang est un style de théâtre traditionnel où le manipulateur-narrateur, le dalang (dhalang en javanais), qui est parfois une femme, maîtrise les aspects rituels et dramatiques de la représentation. Sa voix présente les chants « scénographiques » (suluk en javanais, mood songs en anglais), la narration et les dialogues, et, à l’aide d’un maillet en bois qu’il actionne à la main ou qu’il tient entre ses doigts de pied, il donne ses indications aux musiciens de l’orchestre (gamelan). Ce maillet (cempala) produit lui-même des effets sonores et musicaux en frappant la caisse de rangement des marionnettes. Le marionnettiste de Java ou de Sunda tire aussi parti de languettes de métal placées sur cette caisse (kotak), qu’il frappe du pied pour produire des effets sonores. Les figures dansent entre ses mains. Le spectacle d’ombres (wayang kulit), emploie des figures de cuir plates et perforées, hautes de 30 à 70 centimètres, manipulées à l’aide de trois tiges, l’une centrale et les deux autres fixées aux mains. Un art annexe, souvent pratiqué par les maîtres de marionnettes et par leur famille, est la danse masquée (topeng, « pressé contre le visage »). Des formes plus anciennes, à fonction d’exorcisme, sont, comme la marionnette, jouées par une seule personne.
Le dalang peut faire intervenir d’autres médiums dans son spectacle, notamment des rouleaux peints (wayang beber), des figures plates en bois (wayang klitik), des marionnettes sculptées en volume (wayang golek) ou des danseurs humains (wayang wong ou wayang orang).
Le cadre théorique
Menant des recherches à Bali dans les années trente, l’anthropologue Jane Belo créa la notion de puppet complex, « complexe de marionnettes », s’appliquant à Bali et à l’Indonésie, expliquant que dans, cette société, les marionnettes, les enfants danseurs ou les transes sont valorisés car, exempts de « moi » : les marionnettes ou les individus semblables aux marionnettes permettent aux esprits de se manifester plus nettement. Ce désir d’une forme idéale se prêtant à la manifestation d’énergie spirituelle peut expliquer que les marionnettes furent préférées aux humains comme vecteurs de représentation. Cela éclaire aussi la raison pour laquelle le dalang est associé traditionnellement au pouvoir spirituel (la fabrication de l’eau sainte et la guérison des maux sont de leur ressort).
Les objets, le monde naturel sont considérés, dans la pensée populaire, comme le séjour des sakti (forces spirituelles). Ces forces circulent dans la nature à travers les montagnes, les arbres, les animaux (particulièrement singes, tigres, serpents ou dragons, chevaux), les objets fabriqués (marionnettes, masques, kriss dagues et gongs) et les humains. Cette force est partout, mais peut s’exprimer plus nettement quand elle rencontre un vecteur approprié. L’art peut être envisagé comme un processus par lequel on crée des objets ou on discipline des corps afin de fournir un exutoire à cette force. Petits objets raffinés, choses ou personnes qui bougent lentement et avec des mouvements fluides permettent de visualiser la divinité. Les objets grands ou grossiers et le mouvement brutal sont hantés par le démoniaque.
La fabrication des images est ancienne, très répandue et souvent associée aux morts. Chez les Toraja de Sulawesi, on fait des sculptures en bois des ancêtres morts, que l’on installe sur des sortes d’échafaudages le long des parois abruptes, afin qu’ils puissent continuer à combler les vivants de leurs bénédictions (voir Tau-Tau). À Sumatra, un sigale-gale (figure haute d’un mètre) danse lors des funérailles afin de remplacer un fils que le mort n’a pu avoir. Jadis, durant les rites de moisson, des figurations de la déesse du riz Dewi Sri étaient fabriquées à l’aide du chaume et installées sur le grenier jusqu’à la saison suivante, où l’on commençait par replanter ce même chaume. Les marionnettes sont associées aux morts, à la fois les ancêtres réels et l’aïeule « générale » qu’est la déesse du riz, lesquels ont le pouvoir de revigorer la vie.
Selon les conceptions hindouistes-bouddhistes, le microcosme (« notre » vie individuelle) et le macrocosme (l’Univers) sont intriqués, ce qui, s’ajoutant à la vénération animiste et au culte des ancêtres, renforce le jeu des masques et des marionnettes. L’art de la marionnette fait quitter au dalang sa réalité individuelle et le fait passer dans la multiplicité des personnifications hindouistes-bouddhistes du cosmos. Lorsqu’on devient dalang, on apprend à manifester à travers la marionnette ou le masque des voix ou des mouvements particuliers qui élargissent le mental. Une seule personne peut être à la fois le héros raffiné, la femme maniérée, le ministre énergique, l’agresseur démoniaque et le bouffon.
La plupart du temps, le spectacle de marionnettes ou de masques n’emploie qu’un nombre limité de personnages types, et les couleurs que reçoit le visage de ceux-ci varient du clair ou blanc au sombre ou rouge. Le clair est habituellement associé au blanc du sperme et au pouvoir masculin, tandis que le sombre l’est à la menstruation et au pouvoir féminin. Le dalang, qui peut incarner à la fois les pouvoirs masculin et féminin, est conforme à la fois au tantriste hindou qui cherche à réunir le shakti féminin et le shiva masculin, ou au maître taoïste qui combine le yin et le yang. Certains genres, comme la danse masquée et le wayang de la côte nord de Java emploient quatre ou cinq types spécifiques associés aux quatre directions et au centre de l’espace ainsi qu’aux éléments (terre, eau, feu, air, éther) selon des conceptions cosmologiques complexes et un mode de pensée alchimique. Dans ces régions, on considère que la pratique de la marionnette fait accéder à l’entendement de ces notions ésotériques.
L’art de la marionnette et le solo de danse masquée sont des voies d’accès aux pouvoirs spirituels. De même que la divinité, cachée et omniprésente, anime l’Univers, de même le dalang est dans chacune des figures que cependant il transcende toutes. En prêtant sa voix à la marionnette kayon, « arbre de vie », qui est un symbole du macrocosme, le dalang est le narrateur omniscient qui forme le cours du récit. Dans le contexte indonésien, le wayang et la danse masquée sont des manières d’appréhender la plénitude du potentiel humain, qui comprend le démoniaque comme le divin. Ce respect accordé à un manipulateur d’objets a probablement sa source dans l’animisme – systématisé différemment par les apports de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’islam, et perdurait au début du XXIe siècle.
L’animisme
Il est probable que l’emploi animiste des figures ait été introduit par les populations malaises venues du continent. Le jalankung (ouest de Java) et le nini towong (Java), poupée faite d’une louche et animée par des filles en transe, sont des exemples apparemment anciens de telles coutumes. Ce jeu tel qu’on pouvait encore le voir au début du XXIe siècle est probablement un vestige de cérémonies à transes antérieures qui employaient des poupées pour dire l’avenir ou faire tomber la pluie. On peut y rattacher la cérémonie balinaise sanghyang deling, qui emploie de petites poupées dansantes pour induire la transe. La danse bondan javanaise, où une jeune fille impubère portant un parapluie et une poupée féminine entre en transes, lui est apparentée : danseuse et poupée sont les pourvoyeuses de pluie et de bienfaits.
Dans d’autres formes anciennes, qui participent des traditions pré-hindouistes, des chevaux, des cochons, des tigres et des lions sont employés comme monture ou comme marionnette habitée par un exécutant qui au cours de la transe devient l’animal en question. Il accomplit alors des exploits tels que manger du verre, ouvrir des noix de coco avec ses dents, marcher dans le feu ou se donner des coups de couteau.
Ces formes animistes expriment, dans le premier groupe, un thème féminité-enfant-poupée-pluie-fertilité et, dans le second groupe, un thème masculinité-animaux-actions extrêmes défiant la mort. Les marionnettes nous connectent avec le non-humain.
Du IXe au XVe siècle
Le wayang est-il un art indigène, fut-il importé d’Inde ou bien est-ce un effet de l’influence chinoise ? Ces questions divisent les spécialistes. La réponse la plus vraisemblable mêle les trois facteurs, étant entendu que les influences ont dû jouer dans les deux sens. Le chemin avait été frayé par les transes indonésiennes reliées au monde des morts et aux objets en tant que séjour des esprits. Une influence indienne depuis le IXe siècle au moins suscita l’emploi traditionnel des épopées (Mahâbhârata et Râmâyana). Des techniques de manipulation et des archétypes sont partagées avec la Chine.
Bien que l’art de la marionnette ne soit plus aussi développé en Inde qu’en Indonésie, le rôle central du narrateur-conteur, les rituels d’ouverture et d’autres éléments sont communs aux deux régions. Le calendrier hindouiste indonésien commence en 78 av. J.C., date à laquelle, dit-on, Aji Saka, héros civilisateur indien, pénétra sur l’archipel pour y diffuser l’instruction et la religion ; il figure souvent en bonne place, ainsi que son alphabet, dans le mantra introductif du wayang.
La première mention nette du wayang n’apparaît pas, cependant, avant 907 apr. J.C. La littérature de cour (kekawin) écrite entre le XIe et le XVe siècle contient des descriptions de spectacles de marionnettes. On lit, dans Arjuna wiwaha (La Méditation d’Arjuna, vers 1035) : « Des gens pleurent, sont attristés, piqués au spectacle des marionnettes, bien qu’ils sachent qu’elles ne sont que du bois ou du cuir travaillés, qu’on fait bouger et parler. » On trouve au XIIe siècle des passages mentionnant l’intervention du gamelan et, au XIVe siècle, l’Histoire des rajahs de Pasai parle de spectacles qui « duraient le jour et la nuit dans le royaume de Majapahit » (le dernier royaume hindou-bouddhiste de Java). Un poème du XVIe siècle, Kidung sunda, parle d’un spectacle de marionnettes joué par le roi Hayam Wuruk. Le wayang beber (marionnettes à rouleaux peints) et le wayang topeng (théâtre masqué) sont contemporains de ces documents.
On pense que la récitation de poèmes et la narration à l’aide d’images peintes sont des formes anciennes. La récitation de la littérature de cour (kekawin) et le wayang topeng (théâtre masqué) peuvent avoir inspiré l’emploi d’images peintes pour renforcer l’impact visuel, créant ainsi le wayang beber. À l’étape suivante, les personnages peints sur les panneaux prirent corps et dansèrent, créant ainsi le spectacle de marionnettes. Même si ce n’est là que la vision traditionnelle de l’Histoire (possible), il est clair que l’art de la marionnette a reçu le soutien des cours. C’est par le wayang qu’ont été diffusées les notions hindouistes-bouddhistes et que la langue de la littérature de cour a été traduite en une forme accessible à tous. L’emploi de cette langue littéraire (kawi) dans le wayang et la fonction dévolue au bouffon de la traduire en idiome local viennent peut-être de cette époque. En effet, la littérature ne pouvait être comprise sans l’intervention d’un acteur-interprète intermédiaire.
À partir du XIIIe siècle, les bas-reliefs des temples, dans l’Est javanais, débordent de personnages du wayang. Iconographiquement, les images correspondent aux personnages balinais de l’époque contemporaine. Les panneaux sont composés comme des scènes de théâtre d’ombres. Les bouffons-interprètes occupent dans ce cadre la même place qu’ils occupaient encore à la fin du XXe siècle dans le wayang balinais.
La période hindouiste-bouddhiste fut celle de la formation du wayang. Après la chute de Majapahit au XVIe siècle, les hindouistes-bouddhistes se réfugièrent dans les régions montagneuses ou à Bali, et une nouvelle synthèse, islamique, de l’art apparut à Java. Avant d’aborder ces changements, il est utile de s’arrêter sur les pratiques balinaises, qui restent le reflet de la culture hindoue.
Les quelque trois cents dalang balinais se disaient encore, au début du XXIe siècle, les descendants des artistes qui avaient fui Java au XVIe siècle. Les rites qu’ils observent sont plus proches des sources préislamiques que ceux de Java. La troupe réduite à cinq membres, les quatre heures de spectacle et la plus grande proximité avec les rites sont probablement des vestiges de l’art anciennement pratiqué à Java. Le spectacle commence à neuf heures du soir et se termine vers une heure du matin. Les villageois regardent habituellement le côté ombre de l’écran.
Le dalang balinais combine pouvoirs chamaniques, philosophie et divertissement dans ses spectacles.
L’influence chinoise
L’influence bouddhiste chinoise commença aussi à se faire sentir à l’époque hindouiste de Java et ses effets se repéraient encore dans les pratiques du début du XXIe siècle. On peut rattacher aux rituels d’exorcisme chinois la tradition largement représentée de grandes marionnettes féminines et masculines, qui ont à voir avec la fertilité, ainsi que des marionnettes zoomorphes habitées (cf. la danse du lion bouddhiste).
Les figurations féminines et masculines s’appellent barong landang à Bali et ondel-ondel à Jakarta. On les trouve surtout dans les zones de forte immigration de commerçants chinoise. Les lions (barong) font partie des défilés du Nouvel An. À Java, des figurations léonines sont parfois chevauchées par les jeunes garçons – qui célèbrent leur circoncision –, ou portées dans les défilés. Ces marionnettes habitables, aux yeux des Indonésiens sont des créations indigènes, même si elles ont beaucoup de points communs avec les lions chinois et peuvent participer de l’image bouddhiste (au sens large du terme) de l’animal intérieur dompté par la sagesse et devenu protecteur.
À Bali, le barong le plus important est appelé banaspati raja, « roi de la forêt » ou barong keket, associé au placenta (alter ego protecteur de l’enfant). Une autre représentation connue du barong balinais met ce dernier aux prises avec la sorcière Calonarang et fait habituellement intervenir un groupe de villageois qui cherchent à se frapper avec leurs kriss (dagues). On peut sanctifier de l’eau en y trempant la barbe du barong.
Le reog ponorogo de Java, grand masque léonin à coiffe en plumes de paon pesant quelque 60 kilos, est une autre figure apparentée. Il est chevauché par un jeune garçon, pendant que d’autres membres de la troupe montent des figures de chevaux ou portent des masques de personnages de l’histoire de Panji. Avant l’indépendance de l’Indonésie, il était habituel que des membres de la troupe entretiennent des relations homosexuelles avec le garçon. Dans le singasingaan de l’Ouest javanais, et plus précisément dans la région de Subang, une compagnie vouée aux arts martiaux fait danser sur ses épaules une figure de lion que chevauche le garçon qui vient d’être circoncis.
Il existe un lien constant entre danse martiale et figuration animale. Le lion représente probablement la nature sauvage et la puissance sexuelle, laquelle doit être canalisée pour le bien de la société. Les transes, les exhibitions d’armes, les marches dans le feu et autres exploits font souvent partie de ces spectacles-processions habituellement accompagnés de tambours, de gongs et souvent d’un instrument à vent doté d’une anche. Tous ces genres semblent être reliés, ou issus, des danses du lion chinoises, où les arts martiaux, la danse animale et l’exorcisme sont également présents simultanément.
Il est possible que les marionnettes à tiges en bois (golek), qui furent populaires le long de la côte nord de Java, soient un produit de l’influence chinoise. Elles ne sont pas aussi anciennes que le théâtre d’ombres et elles appartiennent plutôt à la période islamique. Cependant, leur technique peut avoir été observée bien avant, chez les immigrants chinois. Chez les Chinois d’Indonésie du début du XXIe siècle, on trouve aussi des marionnettes à gaine (po te hi), mais ce genre semble être d’adoption récente.
Le wayang à Java du XVe au XVIIIe siècle
Les dalang de Java attribuent la création du wayang aux wali, les saints qui convertirent Java à l’islam aux XVe et XVIe siècles et qui, dans les récits, apparaissent comme des faiseurs de miracles mi-légendaires, mi-historiques. Sunan Gunung Jati de Cirebon fut le fondateur du royaume de Cirebon. Selon la légende, il fut le premier à dessiner un personnage de wayang kulit purwa dans le sable. Un autre wali, Sunan Kalijaga, était un noble brigand repenti. Il comprit où Gunung Jati voulait en venir et il fabriqua les premières figures d’ombres qui furent jouées dans la grande mosquée ; on raconte que les gens se convertirent à l’islam pour pouvoir assister à la représentation. Sunan Giri, quant à lui, créa le wayang (kulit) gedog pour raconter l’histoire du prince Panji en 1553. On raconte aussi que Sunan Kudus créa le wayang golek menak qui employait des marionnettes à tiges pour présenter l’histoire d’Amir Hamza, l’oncle de Mahomet. C’est à d’autres wali qu’on attribue la musique des spectacles.
Bien que le wayang soit antérieur au XVe siècle, c’est à cette époque qu’il subit de nombreuses modifications. Les artistes musulmans d’obédience soufie se servirent de l’art de la marionnette pour répandre leurs conceptions religieuses. Les membres minces, le nez pointu des personnages proposent une stylisation de la forme humaine plus poussée que dans la version balinaise et répondent (partiellement) à l’interdit de la représentation imposée par l’islam. Le déroulement même du spectacle, fixé à cette époque, prétend refléter – et d’une manière plus articulée que dans le wayang balinais – la vie humaine du berceau à la tombe en passant par l’adolescence, et on peut y voir un effet de la mystique islamique. Le mantra d’ouverture qui précède un spectacle d’ombres javanais décrit une cité portuaire : « Les sables de l’Océan la bordent… », ce qui correspond à un royaume côtier, islamique, non à Java centrale. Quant au gamelan qui accompagne le wayang de Java et de Sunda, c’est à cette époque aussi qu’il s’étoffa.
La période dite « islamique » peut être considérée comme celle de l’intégration de l’islam à la pensée hindouiste. Les auteurs de cette synthèse sont les dalang et les poètes, notamment Ng. Rangawarsita (1802-1874), poète de cour dont le Pustaka Raja (Histoire des rois), en prose, expose plusieurs arguments de wayang. Il retraça, d’une part, la généalogie des rois javanais à partir des héros du Râmâyana et du Mahâbhârata et, d’autre part, celle des prophètes de l’islam. Sa vaste synthèse fut décriée par les historiens néerlandais attachés aux cours locales, mais elle reste une œuvre d’art que les dalang javanais continuent d’explorer. Parmi les autres artistes de la partie centrale de Java, il faut mentionner K. G. Boeminata, jeune frère du roi Paku Buwana IV (1788-1820), qui commanda deux célèbres ensembles de figures que conserve la cour de Surakarta. Boeminata fut le professeur de B. P. K. Kusumadilaga, auteur du Serat Sastramiruda qui systématisa la musique et fixa les pièces.
C’est aussi à cette époque que les maîtres de la côte nord émigrèrent dans les hauteurs de Sunda et créèrent le wayang golek purwa. Les plus anciennes figures en sont sans doute celles du musée de Pangeran (musée du Prince) à Sumedang (dans l’ouest de Java).
Le XXe siècle
Le XXe siècle a été marqué par la formation des marionnettistes, leur engagement accru dans la politique, et la commercialisation de leur activité.
Les premières écoles officielles de dalang furent l’école Padhasuka (1923) à la cour de Surakarta, Habirandha (1925) à Jogjakarta et PDMN (Pasinaon Dalang Manku Negaran, 1931) à la cour de Mangkunegara. Ces écoles privilégiaient les versions de cour des chants, des passages en kawi et de la musique. Après le départ des Hollandais, à partir des années cinquante, le gouvernement fonda des écoles. Le KOKAR (Konservatori Karawitan Indonesia), aujourd’hui SMKI (Sekolah Menengah Karawitan Indonesia, le Lycée des Arts) dispensait l’enseignement au niveau secondaire. Des institutions d’enseignement supérieur furent également créées : à Java, ASTI (Akademi Seni Tari Indonesia Indonésien Académie de danse), et plus tard, STSI (Sekolah Tinggih Seni Indonesia Université indonésienne des Arts) fondée avant 1965. Aujourd’hui, certaines de ces écoles enseignent le wayang dans les institutions supérieures : comme l’ISI (Institut Seni Indonesia Institut indonésien des arts) à Solo (voir ISI Surakarta), à Sewon (près de Yogkakarta) (ISI Yogyakarta); et à Bali, l’Académie indonésienne de danse fondée à Denpasar en 1967 et devenue également Institut indonésien des arts (voir ISI Denpasar). Ces institutions privilégient l’écrit dans leurs programmes d’enseignement et de recherche, ce qui altère la tradition jusque-là orale. Les manières « correctes » de jouer, souvent liées aux pratiques de la cour de Surakarta, ont souvent été imposées au détriment de versions locales. La technique, musique ou mouvement, est étudiée hors de ses significations intrinsèques. Les valeurs esthétiques du wayang ont été privilégiées par rapport à ses significations ésotériques. En outre, depuis les années soixante-dix, ces écoles accueillent les femmes aussi bien que les hommes, bien que le wayang reste un art et une profession très majoritairement masculins, et que les dalang soient le plus souvent issus de familles de marionnettistes.
Politisation
Le wayang s’est considérablement politisé, surtout depuis l’avènement de la république en 1949, et les marionnettistes ont dû composer avec des situations complexes.
Pendant l’ère Sukarno, les dalang furent encouragés à mettre leur art au service de la modernisation et des personnages fortement démocratiques (Gatotkaca, Bima) furent privilégiés au détriment des nobles héros du passé, tel Arjuna. De nouvelles branches narratives (carangan) mettant en scène des personnages forts se mirent à proliférer et les dalang furent recrutés par les partis politiques pour populariser leur programme.
En 1965, lors de la chute du régime Sukarno, les dalang liés au parti communiste furent mis à mort ou emprisonnés sur l’île de Buru. Ceux qui restèrent en activité furent très prudents dans leurs engagements. Jusqu’à la chute du régime Suharto (successeur de Sukarno) en 1998, tous les spectacles furent soumis à une procédure d’agrément préalable. Ceux des marionnettistes qui ne renonçaient pas à la critique politique remplacèrent le discours explicite par l’allégorie et la métaphore. Le gouvernement pratiqua aussi la « revalorisation » des dalang qu’il cherchait à utiliser comme diffuseurs de ses mots d’ordre. Les artistes choisirent les thèmes qui leur paraissaient bons pour la société (planning familial) et oublièrent les autres.
Le gouvernement Suharto s’efforça de formaliser la pratique du wayang. Des organisations telles que le PEPADI (Persatuan Padalangan Indonesia Organisation Indonésienne des dalang) ou le SENAWANGI (Sekretariat Nasional Penawayangan Indonesia Secrétariat national de l’art du wayang indonésien) fondées dans les années soixante-dix ainsi que le Musée national du wayang à Jakarta organisèrent des festivals et des expositions. Le wayang fut promu art panindonésien. Depuis 1998, la censure s’est relâchée, mais la prudence politique et l’autocensure, si nécessaire, des dalang n’a pas cessé.
Modernisation
Pendant le XXe siècle, on a beaucoup débattu de la modernisation de l’art. Les cours aristocratiques tentaient de le systématiser et de le raffiner ; les écoles cherchaient à en développer les aspects esthétiques, techniques et universitaires ; les gouvernements voulaient en faire le porte-parole de leur politique ou de leurs réformes sociales. Cependant, les dalang se souciaient davantage de conserver un public attiré par ailleurs vers les médias modernes. L’introduction de chanteuses (pesinden, Javanais : sindhen) à côté du montreur a contribué à fixer des spectateurs, mais a réduit le temps dévolu à la narration, ce qui a provoqué des mécontentements. Les changements introduits dans les cérémonies marquant les grands événements de la vie ont réduit le nombre des représentations, alors que la télévision, la vidéo, les concerts de rock et le multimédia proposent leurs alternatives. Des années cinquante aux premières années du XXIe siècle, les dalang ont assumé les nouvelles techniques (jeux sur l’espace, sur le nombre de dalang, sur les écrans des spectacles d’ombres), les nouvelles histoires et la valeur accrue accordée au divertissement, mais la tendance est au retour des formes traditionnelles. Les spectacles modernistes avaient, en outre, le désavantage d’être coûteux et de nécessiter de nombreuses répétitions. Et, pour ce qui est de l’émotion, un seul dalang la créait probablement mieux qu’un groupe de professionnels.
Innovations
Depuis les années quatre-vingt, les médias diffusent les formes occidentales de marionnettes, notamment Si Unyil, programme télévisé à l’intention des enfants. Cela poussa des dalang à innover (figures plus riches en possibilités de mouvement, têtes en mousse de latex, physionomies plus réalistes, mécanismes élaborés). L’accompagnement musical mêla plusieurs styles de gamelan, parfois renforcés par des percussions rock. À l’occasion du boom économique de l’ère Suharto, les dalang les plus réputés jouaient presque chaque soir, et pour des cachets conséquents. Parmi eux, Dalang Nartosabdho, Ki Manteb Soedarsono, et Ki Anom Suroto étaient connus dans toutes les régions de langue javanaise, Dalang Asep Sunandar Sunarya dans les régions de langue sundanaise et I Wayan Wija dans tout Bali. Les commerçants vendaient des bandes et des disques de leurs prestations. Les générations suivantes devenues des vedettes inclues le Dalang javanais Purbo Asmoro et « dalang gila » Ethus Susmono, et l’étoile balinaise Dalang Cenk Blonk (Ceng Blong).
Au début du XXIe siècle, la mode était au compursari (« variétés », « divertissement varié »). Une séance de wayang pouvait faire appel à de la musique pop, à un comique, à de nombreuses chanteuses et à trois dalang jouant chacun derrière un écran.
En 2005, les dalang indonésiens discutaient – comme d’habitude, pourrait-on dire – de la valeur des innovations. Les conservateurs les critiquent, mais les maîtres qui veulent perpétuer l’art du wayang souhaitent s’adapter à un monde en mutation et travaillent à faire vivre cet élément considérable de la culture indonésienne.
(Voir aussi Jlitheng Suparman, Ledjar Subroto, Panut Darmoko, Papermoon Puppet Theatre, Semar, Sigit Sukasman, Slamet Gundono, Timbul Hadiprayitno, Tjetjep Supriadi, Wawan Gunawan.)
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